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Des romans, encore des romans, toujours des romans.

Bouquinivore

L'enfant de sable

L'enfant de sable

Publié aux éditions du Seuil deux ans avant La nuit sacrée (Prix Goncourt 1987), L’enfant de sable est une des très nombreuses œuvres de Tahar Ben Jelloun. Ce récit imprégné de culture maghrébine, à mi-chemin entre la fable, le conte et le fait divers (l’histoire serait d’ailleurs inspirée d’un fait réel), fit de son auteur un des plus grands écrivains nord-africains contemporains. Résolument original, pour ne pas dire ésotérique, il n’est pas sans évoquer un labyrinthe, un jeu de piste, une vaste devinette ; tout, sauf à un roman “classique”.

 

Double-jeu

 

Un père de famille marocain se désespère de ne pas avoir de fils. Chacune des sept grossesses de sa femme s’est soldée par la naissance d’une fille malgré les prières, les menaces et les traitements en tous genres. Alors que la maisonnée s’apprête à accueillir une huitième fille, le père décide de l’appeler Ahmed et de la présenter au monde comme un garçon. Tous, hormis sa femme et une vieille sage-femme mise dans la confidence, croient à la supercherie. Les années passent, l’enfant est traité comme le seul héritier de la famille et grandit avec une idée de moins en moins précise de son identité. Malgré ses états d’âme, il songe bientôt à prendre femme.

 

La première originalité de ce livre est sa narration, qui s’étend sur plusieurs niveaux. Ecrit à la première personne, il dévoile l’histoire d’Ahmed comme une rumeur, une légende. On croit au début à un “je” narratif, jusqu’à découvrir quelques pages plus loin que ce “je” est un personnage à part, sorte qu’intermédiaire entre le livre et le lecteur : un conteur de rue, qui prend à partie les passants – à moins que ce ne soit nous, les lecteurs ? Mais la parole de ce dernier, donc son statut de narrateur, est remise en cause quelques pages plus loin par un autre personnage qui reprend le flambeau pour, dit-il, raconter la vraie version de l’histoire. Le premier est alors, au sens littéral, relégué au second plan, c’est-à-dire qu’il redevient un personnage lambda, sans rapport privilégié avec le lecteur. Au fil du livre se succèdent ainsi les points de vue, à tel point que le lecteur, ne sachant plus à quoi se fier, se laisse emporter, ballotté au gré des changements de narrateur, des remises en question, des revirements…

Ainsi, la question qui revient tout au long du livre et s’applique à tous ses niveaux est : où s’arrête la vérité et où commence l’illusion ? A quel personnage se fier ? Et finalement, peut-on se fier au point de vue d’un personnage, d’une invention ? En somme, quelle est la bonne version de cette histoire ? Au fil des témoignages, des rectifications, des hypothèses, la vérité cesse peu à peu d’être la référence à atteindre à tout prix. A force de nous perdre et de nous tromper, Ben Jelloun semble peu à peu neutraliser notre côté cartésien pour nous faire admettre cette histoire d’apparences trompeuses et de mystères.

Ahmed est homme et femme, il est une construction instable, une création artificielle et chancelante. Cet “enfant de sable” (rapport sans doute à la fragilité, au mirage) est d’ailleurs désigné par « il » ou par « elle », parfois par les deux dans un même paragraphe. Tiraillé entre ses deux identités, la naturelle et la factice, l’innée et la culturelle, sa réalité et celle des autres, il grandit en équilibre sur un fil, oscillant entre sagesse et folie, lucidité et négation, prostration et provocation. Cela en fait un personnage changeant, difficile à suivre et impossible à comprendre. Sa quête est purement existentielle, ce qui la rend d'autant plus mystérieuse, difficile à saisir pour nous lecteurs. A travers chacun de ses caprices, il me semblait entrevoir l’auteur, Dieu tout-puissant de cette histoire, nous chuchoter : « Il est ma création, et je me joue de vous. » Ainsi, à plusieurs niveaux, Ahmed est le jouet de son créateur – son père, et l’auteur. Ses réflexions sont parfois si profondes que l’on pourrait même se demander si, non content de s’interroger sur ce qu’a fait son père de lui, il ne se serait pas aussi amèrement conscient de sa condition de personnage enfermé dans un livre…

L’enfant de sable est un roman intense, mouvant et insaisissable comme un mirage en plein désert. Ou comme un rêve. D’ailleurs ce roman relate plusieurs rêves de son personnage central, ce qui ajoute à la dimension étrange, kafkaïenne de l’ensemble. L’errance spirituelle d’Ahmed, ses doutes existentiels, la solitude dans laquelle sa condition le plonge, tout cela est intensément signifié dans les nombreux passages sibyllins, voire obscurs de ce livre.

 

Que dire de plus ? Ce roman a du génie. C’est, je crois, le plus étonnant et le plus étrange que j’aie lu depuis longtemps. Je le recommande pour autant avec modération : êtes-vous prêts à lâcher prise et à vous perdre ?

Le livre est ainsi : une maison où chaque fenêtre est un quartier, chaque porte une ville, chaque page est une rue ; c’est une maison d’apparence, un décor de théâtre où on fait la lune avec un drap bleu tendu entre deux fenêtres et une ampoule allumée.
Nous allons habiter cette grande maison. Le soleil y est précoce et l’aube tumultueuse. C’est normal ; c’est l’heure de l’écriture, le moment où les pièces et les murs, les rues et étages de la maison s’agitent ou plutôt sont agités par la fabrication des mots qui viennent s’entasser, puis s’étaler, se mettre dans un certain ordre, chacun est, en principe, à sa place ; c’est l’heure des mouvements fébriles, des va-et-vient et des descentes abruptes. C’est une heure solennelle où chacun se recueille, médite et enregistre les signes frappés par les syllabes. La maison garde la façade sereine, à l’écart de cette agitation interne.

L'enfant de sable, Tahar Ben Jelloun

Camille Arthens

L’enfant de sable, par Tahar Ben Jelloun – éditions du Seuil

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