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Des romans, encore des romans, toujours des romans.

Bouquinivore

Maître et esclaves

Maître et esclaves

Finaliste du prix Goncourt 2018, Maître et esclaves est un roman dense et très documenté sur le régime maoïste qui sévit en Chine dans la seconde moitié du XXe siècle. Paul Greveillac y confirme sa fascination pour les grandes dictatures du bloc de l'Est, deux ans après la publication de Les Âmes rouges sur la Russie soviétique. Dans ce troisième ouvrage, on découvre le destin de Kewei, jeune paysan passionné de dessin, dont le talent sera mis au service du régime : une petite histoire ancrée dans la grande Histoire, un roman comme je les aime !

La construction du roman, son rythme, le style imprimé par Greveillac semblent épouser l'histoire de la mentalité chinoise - ou l'image qu'un lecteur occidental s'en fait: au temps du maoïsme triomphant, peu de place à l'individu, peu de dialogues qui exprimeraient sa sensibilité, son opinion.

Etienne de Montety pour Le Figaro

Là encore, Greveillac fait preuve d'une connaissance époustouflante de la mentalité et de l'histoire d'un peuple. Tout en agrémentant son récit d'une langue si moderne qu'on entre sans effort dans ce gros roman historique.

L'Express

 

Rupture et transmission

 

Le petit Kewei grandit dans une famille de paysans sichuanais, entre un père féru de dessin et une mère désespérée par le manque d’ambition et de rigueur de son mari. Très vite, le petit garçon suit les traces de son père et se met à dessiner partout, tout le temps. Alors que les paysans subissent de plein fouet les funestes conséquences du Grand Bond en avant, Kewei survit à la famine et son don est rapidement repéré par un garde rouge. Quelques années après, le jeune homme est envoyé aux Beaux-Arts de Pékin pour parfaire sa technique, mais aussi son idéologie politique : alors que la révolution culturelle bat son plein, Kewei devient officiellement illustrateur de propagande et se fraye un chemin dans les hautes sphères du Parti.

 

Paul Greveillac dépeint avec talent l’évolution politique du pays sur presque un demi-siècle. Le petit Kewei naît un an après la prise de pouvoir de Mao Zedong et voit son enfance marquée par les funestes répercussions du Grand Bond en avant sur le milieu paysan : pour ceux qui auraient oublié leurs cours d’histoire de lycée (moi), il s'agit de la politique de collectivisation des terres agricoles mise en place par le régime pour stimuler la production. Cette entreprise a duré deux ans et a été un échec monumental. Le roman contient des scènes très choquantes de la famine qui a décimé la population entre 1958 et 1961. Derrière les décisions politiques et les dates, l’auteur raconte l’épuisement, la surdité des dirigeants, les règles incohérentes, les privations et les charniers.

 

Ces sombres années n’ont pas empêché Mao d’être  pour son peuple bien davantage qu’un dirigeant : un surhomme, un dieu, idéalisé et mythifié à l’extrême par la propagande. Comment la Chine a-t-elle pu vouer un tel culte, et pendant si longtemps, à celui qui fut à l’origine de millions de morts ? Entre coercition et propagande à tous crins, le régime a réussi à formater une population entière, et c’est ce pernicieux processus que Maître et esclaves relate à travers le destin de Kewei. Survivant de la grande famine, influencé par les dessins traditionalistes (donc antirévolutionnaires) de son père, le jeune garçon tente vaille que vaille de protéger sa vie et son art dans une société où tout peut être considéré comme réactionnaire et passible de sanction : un comportement, un dessin, mais aussi une coupe de cheveux, une pensée, une émotion. Sa passion du dessin est finalement prise en main, encadrée, orientée, jusqu’à ce que le moindre de ses coups de pinceau soit guidé par sa volonté de servir Mao et d’éduquer le peuple.  Et page après page, le personnage devient de moins en moins humain, de plus en plus distancié du lecteur dans son désir effréné de passer inaperçu et grimper les échelons...

 

Car évidemment, l’art de cette époque n’est plus indépendant, il est forcément politique et entièrement mis au service du Parti, donc extrêmement muselé. Cette mainmise est particulièrement stricte dans les années soixante et soixante-dix, pendant la révolution culturelle orchestrée par la femme de Mao Zedong – donc au moment où Kewei se fait une place parmi les artistes du régime. Systématiquement, les œuvres jugées anticommunistes sont barrées d’une croix noire, censurées, et leurs auteurs au mieux considérés comme suspects, au pire condamnés : cela ne tient parfois qu’à l’absence de sourire d’un personnage, à une certaine proportion d’ombres et de lumière, à l’absence de rouge sur la toile… Même l’illustrateur le plus maoïste peut voir son œuvre mise au rebut, si la personne chargée d’en vérifier la valeur idéologique en fait une mauvaise interprétation.

« Le paysan qu'il était dut pourtant participer, ce soir-là, encore dans l'atelier, à la séance de critique-autocritique quotidienne. Sans le regarder, on conspua Kewei parce que, soi-disant, il utilisait trop le bleu qui lui rappelait son Sichuan de paysan moyen-riche et symbolisait le Kuomintang (...) A présent, il savait. Ses qualités de peintre importaient si peu. »

 

Maître et esclaves est une œuvre qui met en miroir la transmission d’une passion sur trois générations et la déconstruction des traditions par une dictature : l’amour du dessin passe de personnage en personnage malgré la frénésie de rupture du régime. Tout commence avec l'indolent Yongmin, dont la vie se résume à dessiner des oiseaux et autres scènes de nature jugées profondément antirévolutionnaires ; puis Kewei reprend le flambeau paternel et se l'approprie, préférant les esquisses de chars et de soldats avant de devenir expert en dessin de propagande ; enfin, Xiazhi se passionne d'illustration à son tour et développe son art en réaction à celui de son père Kewei. Bravant les foudres paternelles, il fraye avec les artistes dissidents, à l'heure où souffle dans les rues de Pékin un vent de rébellion...

L’asservissement psychologique de la population est ce qui m’a le plus intéressée dans ce roman. L’auteur place ce phénomène en toile de fond du récit, avec toutes les étrangetés qu'il induit : comme dans la plupart des dictatures, les injustices, les incohérences, les mensonges, la menace de l'humiliation, de la torture ou de la mort, tout cela enlève aux gens leurs repères, brise leur système de pensée et en fait des pions, des petits soldats sans âme prêts à dénoncer leur mère pour préserver ce qui leur reste de tranquillité. Face à ce genre de roman, je ne peux m'empêcher de me sentir renvoyée à mes propres limites psychologiques, et c'est précisément ce qui me fascine : ne serais-je pas aussi faible et malléable que les autres ? Pire peut-être ? 

Point de neutralité dans ce roman, ou si peu : l'auteur se permet de pointer l’absurdité de tout ce système politique par des phrases bien senties, qui donnent à l'histoire son relief.

« Dans les pays vraiment révolutionnaires, vraiment égalitaires, la hiérarchie saute toujours aux yeux. »

 

« Botoxée à l’économie de marché, la Chine avait une mine resplendissante. Monstrueuse, elle avait su se réinventer, jusqu’à se nier en apparence. La dialectique, habilement manipulée, lui avait permis de dire tout et son contraire. La raison pure sait se fortifier des contradictions. Et l’impossible devient. »

L’épaisseur du roman permet de complètement s’immerger dans l’histoire, cela dit j’ai trouvé les 50 dernières pages un peu expédiées : le documentaire prend le pas sur le roman et j’avoue les avoir lues avec moins de concentration que le reste. Les dirigeants du Parti ont été nombreux à se succéder au gré des accointances politiques, et ma capacité d’assimilation des noms est arrivée à saturation avant la fin. Mais j’ai tout de même passé un excellent moment avec cet ouvrage passionnant, bien construit, très bien écrit et éminemment instructif. Moi qui ne connaissais presque rien de l’histoire contemporaine de la Chine, me voilà non seulement bien mieux instruite, mais curieuse d’en savoir plus !

 

Camille Arthens

Maître et esclaves, par Paul Greveillac – Gallimard

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