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Des romans, encore des romans, toujours des romans.

Bouquinivore

Un monde à portée de main

Un monde à portée de main

 

Je l’avais déjà remarqué à la lecture de Réparer les vivants, son roman précédent, mais ce nouveau livre a renforcé mon opinion : la plume de Maylis de Kerangal se reconnaît de très loin. Sorti en août 2018 aux éditions Verticales, très attendu par la critique, Un monde à portée de main nous plonge dans l’univers du trompe-l’oeil avec autant de virtuosité que les romans précédents. Une superbe découverte !

C’est toujours impressionnant, évidemment, la manière de se glisse comme ça dans un corps de métier ; et en même temps, ce qui manque là, c’est l’impulsion romanesque.

Arnaud Viviant pour France Inter

L'auteur de Réparer les vivants publie un nouveau roman passionnant, mais ardu.

Astrid de Larminat pour Le Figaro

 

Entre art et tricherie

 

Quand Paula Karst intègre l’Institut de peinture de la rue du Métal à Bruxelles, elle n’est qu’une jeune fille désoeuvrée et sans réelle vocation. Quelques mois plus tard, elle a appris sur le bout des doigts les techniques de trompe-l’oeil et entame une vie mouvementée de peintre décoratrice à son compte. Une vie de sauts de puces, de relations éphémères, de contrats de dernière minute, au cours de laquelle elle croise de loin en loin Jonas, ancien colocataire, collègue de formation, meilleur ami, alter ego...

 

Maylis de Kerangal ne change pas de procédé d’écriture et reste résolument axée sur une littérature de recherche : après le BTP (Naissance d’un pont, Verticales, 2010) et la cardiologie (Réparer les vivants, Verticales, 2014), elle s’attaque ici au trompe-l’oeil et n’hésite pas à creuser le sujet, à l’examiner à la loupe à travers le regard de la jeune Paula. Car si ce roman reste aussi technique que ses prédécesseurs, il est le seul à se focaliser sur un personnage central, à le suivre dans son apprentissage. L’auteure s’essaye au roman initiatique, en quelque sorte, et le résultat m’a beaucoup plu !

J’ai beaucoup aimé assister à l’éclosion de Paula, dans tous les sens du terme : son évolution vers l’âge adulte, l’affirmation de son caractère, sa montée en compétence, son changement de conception du monde… Sur la petite dizaine d’années que traverse le récit, elle grandit, apprend, avance. C’est un personnage solide, au profil cohérent et très bien dépeint.

 

“Elle acquiert la foulée souple des filles débrouillardes, pragmatiques, de celles qui sautent dans les trains, prennent des autocars sur de longues distances, se fardent dans les vitrines et les rétroviseurs, boivent au robinet et engagent volontiers la conversation avec des inconnus, ces filles déliées qui se frayent facilement un passage dans la foule, ne traînent jamais longtemps sur place et décanillent.”

Qui dit littérature de recherche dit foisonnement de connaissances et de détails techniques ; c’est du moins ce qui caractérise les romans de Maylis de Kerangal et les rend solides et brillants pour les uns, lourds et fastidieux pour les autres. Associée à son style cinématographique, tout en juxtapositions, en flashs, et très oral par moments, cette profusion donne au livre des airs de reportage. Autant ce côté technique m’a un peu laissée sur le bord du chemin pour Naissance d’un pont (romancer le milieu du BTP, il fallait oser), autant je l’ai adoré dans Un monde à portée de main, car touchant à l’art, à la couleur, à l’artifice.

 

“... elle repense à ce bleu que l'on obtenait au Moyen Age dans des fioles emplies d'essence de bleuet coupée avec du vinaigre et "de l'urine d'un enfant de dix ans ayant bu du bon vin" et à cet outremer que l'on finit par utiliser aux premiers temps de la renaissance en lieu et place de l'or, mais qui était plus éclatant que l'or justement…”

Un peintre spécialisé en trompe-l’oeil doit-il être considéré comme un artiste, ou n’est-il qu’un faussaire ? Le roman aborde la question en filigrane et n’importe quel lecteur y verra une façon détournée de s’interroger sur le rôle du romancier : la peinture en trompe l’oeil n’est-elle pas le pendant graphique du roman, dans son rôle de transposition du réel ? Paula est considérée par la majorité comme une “vulgaire” décoratrice ; son travail, aussi excellent soit-il, n’est considéré par les autres, ceux qui n’évoluent pas dans le métier, que comme une très bonne contrefaçon. Si le roman ne souffre pas d’une réputation similaire, c’est sans doute parce que les oeuvres visuelles, plus immédiatement pénétrables que les autres, sont beaucoup plus facilement jugées… mais je m’égare ici sur un vaste sujet !

 

“... l'idée que le trompe-l'oeil est bien autre chose qu'un exercice technique, bien autre chose qu'une simple expérience optique, c'est une aventure sensible qui vient agiter la pensée, interroger la nature de l'illusion, et peut-être même - c'est le credo de l'école - l'essence de la peinture.”

Différentes façons de voir, différentes réalités, Maylis de Kerangal creuse le sujet jusqu’à l’inscrire dans des détails : le personnage de Paula a la particularité d’avoir une coquetterie dans l’oeil, un strabisme d’autant plus visible qu’elle a les yeux vairons. Elle incarne très joliment ce décalage entre réalité et copie, puisque sa vision très choses - au sens propre - n’est pas tout à fait la même que celle des autres. 

En dernière partie du roman, Paula intègre l’équipe de peintres chargée de reproduire les peintures de la grotte de Lascaux pour Lascaux IV - une réplique presque totale de la grotte associée à un musée, dans le sud-ouest de la France. Sur ce chantier, sans doute l’un des plus importants de sa carrière, la jeune peintre décoratrice se confronte aux origines de l’art : la reproduction d’animaux par les premiers hommes, en un code encore indéchiffré aujourd’hui…

J’ai beaucoup aimé ce roman, la manière dont l’auteure raconte cette histoire et les personnages qu’elle met en scène. Les mots sont choisis pour aspirer le lecteur dans le récit, le faire prendre part à cette histoire d’éclosion : tandis que je lisais, la coloc étudiante de Paula exhalait des relents de térébenthine et de vaisselle sale jusque dans mon salon, mes yeux s’irritaient en même temps que ceux des personnages. C’est pour moi un livre vivant comme Maylis de Kerangal sait les écrire, avec une pointe d’urgence, beaucoup de sagacité, et une amplitude qui les fixe dans la mémoire.

 

Camille Arthens

Un monde à portée de main, par Maylis de Kerangal - Verticales

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