Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Des romans, encore des romans, toujours des romans.

Bouquinivore

La Vie devant soi

La Vie devant soi

En 1975, cinq ans avant son suicide, Romain Gary publie un très beau roman au Mercure de France, La Vie devant soi. À l’époque, l’auteur essuie de vigoureuses critiques de la part des médias : pour préserver ce nouveau livre d’un mauvais accueil, il le publie sous le pseudonyme d’Émile Ajar et pousse un proche, Paul Pavlovitch, à s’en déclarer l’auteur. Il bernera le public et les médias de la même façon pour trois autres romans. Le stratagème fonctionne à merveille ; les médias se pâment devant le style nouveau du mystérieux Émile Ajar non sans continuer de tailler Romain Gary en pièces. Tout cela, bien sûr, sans savoir qu’il s’agit d’un seul et même auteur. Le succès de La Vie devant soi est tel que l’année de sa publication, il remporte le prix Goncourt. Seulement voilà, ce prix ne peut être décerné deux fois au même auteur et Romain Gary l’avait déjà reçu en 1956 pour son roman Les Racines du Ciel (éditions Gallimard) ! L’affaire n’est découverte qu’après la mort de l’auteur en 1980, et La Vie devant soi reste encore à ce jour une entorse involontaire et bien insolite aux règles d’attributions du prix Goncourt.

 

L’histoire d’une tendresse fusionnelle entre deux éclopés de la vie

Quinze ans après La Promesse de l’aube (éditions Gallimard, 1960), Gary s’empare à nouveau d’un thème qui semble lui tenir à cœur : la dimension complexe et fusionnelle du lien mère-fils, cette fois-ci à travers une histoire pour le moins originale.

Madame Rosa est une vieille juive laide, malade et malmenée par la vie. Autrefois déportée à Auschwitz, puis prostituée en Algérie, au Maroc et en France, elle traîne aujourd’hui ses kilos et les quelques cheveux qui lui restent dans un petit appartement au sixième étage d’un immeuble sans ascenseur, à Belleville (Paris). Elle y a ouvert une petite pension pour enfants de prostituées. Ces dernières lui déposent leurs bambins quelques mois, parfois quelques années, pour les soustraire à l’Assistance publique. Momo, un petit Arabe musulman échoué là il y a des années, est l’un de ces enfants. Lui ne connaît ni ses parents, ni sa date d’anniversaire. Son monde se forge au gré de ses errances dans Paris, dans les quartiers « chauds » où toutes les prostituées le connaissent, dans les quartiers chics où il fait la connaissance d’une doubleuse de voix, sur tous les trottoirs de la capitale où il exhibe un vieux parapluie attifé comme une marionnette pour faire rire les passants et glaner quelques pièces. Il n’a personne au monde, si ce n’est cette vieille Madame Rosa à moitié sénile qu’il choie comme sa propre mère en dépit de sa laideur navrante, de ses crises de folie, de ses exigences ridicules et de ses égarements.

Momo est le petit narrateur de cette drôle d’histoire. Il la relate avec un franc-parler politiquement très incorrect et la candeur ambiguë d’un enfant qui évolue depuis sa naissance dans un monde où le sexe est un gagne-pain et les proxénètes des patrons comme les autres. Contrairement à d’autres romans où les propos d’un petit personnage trahissent, par un manque de naturel ou d’innocence, l’existence d’un adulte à son origine, Romain Gary est parvenu à s’effacer derrière Momo en lui donnant un réel charisme. Le récit est ponctué de pensées enfantines parfois poignantes de profondeur et d’expressions employées de travers, plus ou moins à bon escient. Madame Rosa est partout. Momo la raconte comme il la voit, avec ses étranges lubies, sa peur de la Gestapo toujours vivace, sa nostalgie triste de vieille femme seule au monde. Il sait qu’elle va bientôt mourir, elle est d’ailleurs si malade et si triste qu’il le lui souhaite. Mais sans elle il n’a plus rien, si ce n’est la vie devant lui.

La Vie devant soi a, selon moi, largement mérité son succès. Le ton employé, tout en maladresses et audaces enfantines, permet au récit de gagner en originalité et en sincérité. Ici, c’est un petit garçon sans éducation qui parle : il ne va pas à l’école et ne fréquente guère que les immigrés dont la langue maternelle n’est pas le français. Preuve est faite que les jolies phrases alambiquées ne font pas les meilleurs romans ! Dans sa dimension philosophique, le livre n'est pas sans rappeler Oscar et la dame rose d'Eric-Emmanuel Schmitt, quoique les histoires soient très différentes. Plus dur, plus original, La Vie devant soi est à mon avis le meilleur des deux. Momo est plus présent, plus palpable qu'Oscar, et le récit plus riche. Roman à lire, donc. Je dirais même, à lire absolument.

 

Cam

La Vie devant soi, par Emile Ajar - Mercure de France

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article