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Des romans, encore des romans, toujours des romans.

Bouquinivore

Débâcle

Débâcle

Après le terrible Le malheur du bas, je suis restée dans le thème des romans psychologiquement ultraviolents avec Het smelt de Lize Spit. L’auteure, belge flamande, a 27 ans lorsqu’elle publie ce premier roman qui fait l’effet d’une bombe sur le paysage littéraire belge. En France, le roman paraît chez Actes Sud en février 2018.

La traduction littérale du titre aurait ressemblé à “ça fond”, ce qui ne fait pas très malin sur une couverture de roman… J’ai donc le plaisir de décerner la palme de la meilleure interprétation de titre à Emmanuelle Tardif, traductrice géniale de ce roman qui a opté pour Débâcle, un mot qui colle à merveille à l’histoire puisqu’il désigne une rupture de la glace entraînée par le courant, et plus généralement une déroute, un effondrement. Mais pour comprendre la subtilité de ce choix, encore faut-il lire le livre...

Précise et tranchante, la langue de la jeune Lize Spit (28 ans) épouse avec force les contours toxiques de la violence et de la cruauté adolescentes.

Estelle Lenartowicz pour l'Express

 

Jeux dangereux

 

Eva, Pim et Laurens sont inséparables depuis l’enfance. Amis intimes jusqu’à l’adolescence, ils voient leur relation se distendre à la puberté, alors que leurs corps changent et que la question de la sexualité devient centrale dans toutes les discussions. Un été, Laurens et Pim mettent au point un jeu destiné à assouvir leurs fantasmes naissants : inviter l’une après l’autre toutes les plus jolies filles du village et leur soumettre une énigme. À chaque fois qu’elles poseront une question pour tenter de la résoudre, elles devront enlever un vêtement. Eva se charge de raconter l’énigme et de veiller au bon déroulé du jeu… Une décennie plus tard, alors qu’elle revient dans le village de son enfance, les lourds souvenirs de cet été 2002 pèsent plus que jamais sur ses épaules.

 

Trois récits s’entrecroisent dans ce roman : d’abord, celui d’une journée de décembre, disséminé au fil du livre, qu’Eva raconte pour ainsi dire minute par minute. Ce jour-là, la jeune femme retourne pour la première fois dans le village de son enfance où habitent encore ses parents. Ensuite, celui de l’été 2002, treize ans auparavant, durant lequel ses amis et elle mirent en place un jeu malsain ; enfin, plus disparates, quelques chapitres viennent s’intercaler au milieu de tout cela pour relater l’enfance d’Eva, son rapport à ses parents alcooliques, à son frère solitaire, à sa soeur perturbée, mais aussi le début de son amitié avec Pim et Laurens et le passage que certains personnages marquants dans sa vie, comme sa maîtresse ou son amie Elisa.

Débâcle est un roman sur l’adolescence, l’amitié malsaine et les origines parfois très bêtes de grands traumatismes. D’une plume inquisitrice et crue, Lize Spit parle d’ados aux hormones en ébullition, qui découvrent le sexe, les films pornos, et se croient adultes en ne pensant qu’à ça. Elle décortique les paradoxes de ces jeunes entre-deux, ni enfants ni adultes, qui regardent Merlin l’Enchanteur, jouent au Monopoly puis commandent aux filles de se déshabiller. Tout est raconté dans le détail, on suit le personnage d’Eva partout, aux toilettes, dans son lit, dans l’intimité de sa famille et dans le moindre recoin de son esprit de jeune fille en transition vers l’âge adulte.

 

“ Jusqu’à l’âge de neuf ans, j’ai cru qu’il y avait dans le jardin une trappe secrète qui menait à l’autre famille de maman. Je me demandais ce qu’elle pouvait bien leur raconter quand elle venait nous voir, si elle prétendait aussi qu’elle allait chercher des oeufs. Est-ce qu’elle leur disait du mal de nous ? Est-ce qu’elle faisait plus d’efforts avec eux ? Est-ce qu’elle appréhendait de nous retrouver ?”

 

Quand ils mettent au point le jeu destiné aux filles du village, les trois héros de l’histoire ont quatorze ans ; l’âge ingrat, influençable, inconscient et superficiel. L’orgueil de tous ces adolescents les poussent à accepter n’importe quoi s’ils se sentent mis au défi - se déshabiller n’en est qu’un exemple - et leurs rapports entre eux, fussent-ils les meilleurs amis du monde, confinent à la perversité. À un âge où la pire des humiliations est de passer pour un dégonflé, une trouillarde, un puceau, les filles se prêtent au jeu sans trop faire d’histoires et les garçons ne montrent aucun scrupule. Vous la sentez venir, la catastrophe ?

 

“J’étais secrétaire. Je me taisais et notais tout minutieusement. Avant ça, on avait fixé les valeurs limites de l’échelle en décidant de la plus belle et de la plus moche du village.Toutes celles qui se trouvaient dans l’intervalle recevaient une note comprise entre un demi et neuf et demi.”

 

Eva porte tout dans cette histoire. C’est l’empathique du roman, qui retient tout ce qui blesse les autres et tient à bout de bras une famille détruite, des parents irresponsables et une soeur malade, Tessie. Ce personnage est très abouti et la description de ses manies (c’est une petite fille pleine de troubles obsessionnels compulsifs) la rendrait presque réelle ; la relation entre les deux soeurs est touchante, Eva prend soin de Tessie et surveille l’évolution de son comportement, sans jamais s’en moquer ni perdre patience.

 

“Chaque fois que je pars en laissant Tessie toute seule à la maison, je m'en veux de ne pas lui avoir dit au revoir parce que, si ça se trouve, elle aura disparu à mon retour. Ces cheveux effilés, cette maigreur qui crève les yeux, ces douches répétées... Elle est en train de s'effacer lentement. Comme une tache sur l'évier : on laisse tremper, puis on racle.”

 

Eva grandit comme elle peut, sans repères solides ni exemples rassurants. Aurait-elle accepté de s’associer aux perversités de ses copains si ses parents avaient été présents pour elle et en bonne santé ? Ça, on ne le saura pas. Mais treize ans après les faits, elle a cruellement conscience de sa part de culpabilité dans ce qu’il est advenu ce fameux été et ce sont ces souvenirs qui la poussent à revenir au village, dont elle connaît encore chaque rue et chaque recoin.

Certaines scènes de ce roman sont extrêmement malsaines, voire cruelles. On y voit l’adolescence dans ce qu’elle a de plus noir et de plus mauvais. Le roman dans son ensemble est glauque, pervers, mais très bien raconté. Ses 430 pages permettent de complètement s’immerger dans l’histoire et d’en ressortir d’autant plus secoué. Les multiples allers-retours dans le temps sont parfois difficiles à suivre : il m’est arrivé plusieurs fois de devoir revenir quelques pages en arrière pour vérifier la chronologie de tel ou tel événement de la vie d’Eva. Mais comme j’ai lu ce livre par tranches de dix minutes quand je trouvais un peu de temps à lui consacrer, les conditions n’étaient pas réunies pour que je me souvienne de tout... Quoi qu’il en soit, ce détail ne m’a pas trop gênée tant le récit est captivant - pas spécialement riche en action, mais raconté avec naturel et style.

Mais surtout… il y a une vraie chute, qui rend rétrospectivement le livre encore plus réussi !

J’ai beaucoup aimé ce livre, même si j’aspire maintenant à un peu plus de légèreté pour ne pas sombrer dans la dépression. Débâcle est un roman psychologiquement très dur, injuste autant que pervers et sadique. Les personnages sont des enfants qui se cherchent et se testent, sans réaliser la gravité de leurs actes ; cette inconscience rend le récit encore plus dérangeant. J’admire la plume de la jeune Lize Spit, qui nous immerge avec talent dans son univers et nous mène par le bout du nez jusqu’à la chute, difficilement oubliable.

 

Camille Arthens

 

Débâcle, par Liz Spit - Actes Sud

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