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Des romans, encore des romans, toujours des romans.

Bouquinivore

Dans la peau d'un noir

Dans la peau d'un noir

Bien plus qu’un roman, Dans la peau d’un noir (titre original : Black like me) relate une histoire vraie : celle d’un homme courageux qui, pour lutter contre l’injustice intrinsèque d’une société raciste, a fait preuve d’une audace et d’une ouverture extraordinaires pour son époque. Écrit de l’automne 1959 à l’été 1960, son livre retrace une expérience de quelques mois sous forme de journal de bord. Il paraît en 1961 aux Etats-Unis et en 1962 en France, aux éditions Gallimard.

L’auteur s’appelle John Howard Griffin. Journaliste et auteur texan, il s’intéresse à la frontière tacite qui, en plusieurs siècles de ségrégation raciale, s’est installée aux Etats-Unis entre les Noirs et les Blancs. Rapidement, son analyse, qu’il souhaite scientifique, se heurte à un double problème : en tant que Blanc, non seulement il n’a pas un raisonnement totalement neutre, mais en plus il ne parvient pas à gagner la confiance des Noirs pour recueillir leurs témoignages. Pour échapper à ce cercle vicieux – auquel se heurtèrent sans doute d’autres bonnes âmes avant lui – il met à exécution une idée folle : au prix de quelques séances de pigmentation de la peau chez un dermatologue, il va devenir noir et s’immerger dans un univers parallèle au sien, le temps d’une expérience dangereuse et fascinante.

 

Quand la valeur d’un homme est déterminée par la couleur de sa peau

Rappelons qu’à l’époque, le racisme fait partie des moeurs. On l’apprend aux enfants en famille et à l’école ; en grandissant, ils acquièrent peu à peu la conviction de leur supériorité. Considérer le Noir comme inférieur n’est pas forcément une question de cruauté mais avant tout d’éducation. Dans ce contexte, remettre ce dogme en cause ne va donc pas de soi, il s’agit nécessairement du fruit d’une émancipation, de la remise en question d’une évidence sociale. En insistant sur l’importance fondamentale du conditionnement dans l’histoire du racisme, Griffin met fin à l’image simpliste et fausse des gentils Noirs et des méchants Blancs. La réalité est autrement plus complexe, et son livre en fait un tableau très précis.

Au fil de son histoire et des observations qu’il fait en tant que “nouveau Noir”, il dénonce un phénomène étonnant : les préjugés des Blancs sont si vivaces qu’ils s’imposent jusque dans les esprits opprimés. Ainsi, plus un Noir est clair, plus il a tendance à se croire supérieur aux autres Noirs. Les individus les plus foncés sont donc doublement stigmatisés, par les Blancs et les Noirs ! Résultat, la communauté noire est à l’époque peu soudée, peu organisée, et de ce fait mal armée pour opposer une quelconque résistance à l’oppression. Pire : faute d’une plus grande solidarité, les rares actes de rébellion face à la tyrannie blanche sont des initiatives bien souvent individuelles, irréfléchies et violentes. Bref, tout est prétexte à alimenter l’idée reçue selon laquelle le Noir est moins intelligent, moins organisé, donc moins humain que le Blanc. En n’étant pas plus proches les uns des autres, les Noirs se tirent une balle dans le pied.

Griffin dénonce aussi l’existence d’un appareil juridique et législatif profondément injuste : quand ils ne refusent pas explicitement aux Noirs certains droits fondamentaux, ils les écrasent de dettes pour les maintenir en perpétuel état de pauvreté (donc de manque d’instruction, donc de précarité professionnelle, donc de marginalisation, etc.). C’est un parfait engrenage infernal. Et ce n’est pas fini ! Ainsi soumis aux humiliations et à l’injustice, les Noirs n’ont pas de vernis social, contrairement aux Blancs dont les manières en société suivent certains codes bien précis. Cette absence de “masque”, considérée comme critère d’inhumanité, les rend d’autant plus “primaires” aux yeux des Blancs. C’est pourtant bien ce dépouillement, cette simplicité que le narrateur admire et appelle “humanité” chez les Noirs qu’il rencontre. Même au comble de la misère, le Noir, incapable de s’encombrer de pudeur ou d’avarice dans une telle atmosphère d’oppression, partage son pain, son logis et son intimité.

Le Noir, donc, est généreux dans sa détresse ; générosité exagérée à l’extrême dans certains films sur le sujet de l’Apartheid. On est pourtant bien loin de l’image émouvante du Noir éperdu de reconnaissance face au premier Blanc venu qui leur tendrait la main. Griffin relate quelques anecdotes démontrant à quel point la frontière entre les deux races est palpable, d’un côté comme de l’autre. Toute tentative de fraternisation est vouée à l’échec ; le Noir a trop souffert pour faire confiance à un Blanc, il reste sur la défensive ou oppose l’inertie face à toute tentative d’approche.

Enfin, Griffin fait l’expérience éprouvante de la persécution par tous ceux qui l’auraient respecté en tant que Blanc. Il subit l’indifférence hautaine, la condescendance, le mépris, le dégoût, et comprend enfin ce que signifie “être noir” aux Etats-Unis. Pour avoir osé cette expérience bouleversante et l’avoir racontée, bousculant l’un des plus gros tabous de sa société, il s’est exposé à de gros dangers et dut essuyer plusieurs menaces de mort. Il n’empêche que son livre a été très remarqué bien au-delà des frontières américaines.

 

Ce récit analyse le phénomène du racisme aux États-Unis mais offre également une dimension beaucoup plus universelle, d’où son succès retentissant : il rappelle que face à l’injustice et aux failles d’un système, il a toujours existé, au milieu d’une majorité soumise, quelques braves acceptant de donner de leur personne pour se consacrer au rétablissement du Bien.

 

Camille Arthens

Dans la peau d'un noir, par John Howard Griffin - Gallimard

 

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