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Des romans, encore des romans, toujours des romans.

Bouquinivore

Le testament français

Le testament français

 

Prix Goncourt, prix Goncourt des lycéens, prix Médicis… Quatrième ouvrage d’Andreï Makine, Le testament français (Mercure de France, 1995) a cumulé dès sa sortie les distinctions les plus prestigieuses. Sa publication a valu à son auteur d’obtenir la nationalité française et, conséquence indirecte, de rejoindre le cercle des Immortels vingt ans plus tard, en 2016. Tiraillé depuis l’enfance par deux amours difficilement conciliables - sa terre d’origine, la Russie, et sa terre d’adoption, la France - il revient dans ce roman d’inspiration autobiographique sur une enfance bercée par les évocations d’une France romanesque, féérique, diamétralement opposée à la cruelle et pudique Russie.

Andreï Makine, né en Russie et installé en France depuis huit ans, a choisi la langue " d'étonnement ", de délices et de tourments qui le berça dès son enfance. Il signe ici un hymne somptueux à la civilisation française et l'évocation brûlante d'un passé chargé d'émotions fanées.

Jean-Luc Douin pour Télérama

Très solidement composé, avec une énigme qui se pose d'emblée et ne se résout qu'à la fin, ce quatrième roman d'Andreï Makine, écrivain de 39 ans, (...) rend bien «le souffle lourd et syncopé du monde russe» auquel s'oppose une certaine idée qu'on se fait, en Russie, de la France.

Jean-Pierre Tison pour L’Express

 

Un petit bout de France en pleine Russie soviétique

 

Lui aussi aurait pu chanter : “J’ai deux amours : mon pays et Paris”. À travers le personnage narrateur Aliocha, Andreï Makine déploie toute la complexité de deux passions : celle de la majestueuse et terrible Russie, et celle de la France, pittoresque et romantique. Au coeur de son roman, l’on trouve une grand-mère française, Charlotte Lemonnier, et son petit-fils, Aliocha, liés par l’amour de la France que la vieille dame transmet à l’enfant à force d’histoires, de légendes, de poèmes récités sur son petit balcon, dans le calme froid de la campagne russe. Ses souvenirs de jeunesse trouvent un écho dans l’esprit d’Aliocha qui se fait une image enfantine et enchantée du Paris des années 1910. Le narrateur reconstitue cette France rêvée, fantasmée par un enfant russe qui ne connaît de la vie que les files d’attente aux abords des magasins d’alimentation et les barrières d’immeubles communautaires surpeuplés.

Très tôt apparaissent les premiers questionnements et les premiers doutes : pourquoi le tsar Nicolas II, si charmant et si doux dans les récits de sa visite à Paris en 1896, est-il dépeint comme un monstre par la propagande soviétique ? L’enfant s’étonne vite de voir que dans sa tête, le mot “tsar” renvoie à une réalité différente selon qu’il le pense en français ou en russe. La langue française, qu’il sait par sa grand-mère, palpite en lui comme une greffe, une part de lui qui le rend différent des autres et qu’il voit évoluer, parfois, comme un corps étranger. À l’époque, il entrevoit à peine les prémices d’un tiraillement entre son identité russe et son attirance pour la France.

Cette petite part française en lui, Aliocha cherche à la faire grandir pour mieux la contempler : mais à force de recherches, de documentation, de connaissances ingurgitées, il réalise qu’au lieu de croître, la magie de son “trésor”, de son Paris intérieur, semble se ternir. Cette révélation le frappe comme un échec : “Toutes mes connaissances ne me garantissaient ni le bonheur ni le contact privilégié avec l’essentiel.

Entre passion, fascination, rejet, il entretient sa vie durant une relation puissante, changeante, presque amoureuse à cette France insolente à force d’être séduisante. Enfant, il la voit comme un refuge, une “Atlantide” où s’émerveiller indéfiniment : Charlotte lui décrit notamment Paris inondé en 1910, Paris flottante, comme en lévitation, véritable allégorie du rêve. Puis vient l’adolescence et avec elle un double fardeau : la mise à l’écart dont le narrateur est victime à l’école à cause de cette passion que personne ne partage, et la certitude que toutes les heures passées à étudier l’histoire française ne raviveront jamais son émerveillement d’autrefois. Arrive alors une phase de rébellion. Aliocha a passé son enfance à admirer sa chère France au mépris de son identité russe ? Qu’à cela ne tienne, il passera son adolescence à renier la France et se lancera à corps perdu dans un patriotisme d’autant plus fervent qu’il rattrape le temps perdu. Ce pays qu’il n’a jamais vu autrement qu’en pensée devient un exutoire à sa colère, à son mal-être d’adolescent. Son élan vers la Russie, lui, est complexe, sombre, presque douloureux : “Ce pays est monstrueux ! Le mal, la torture, la souffrance, l’automutilation sont les passe-temps favoris de ses habitants. Et pourtant je l’aime ? Je l’aime pour son absurde. Pour ses monstruosités. J’y vois un sens supérieur qu’aucun raisonnement logique ne peut percer…”

 

Le testament français fait honneur à la littérature classique dans tout ce qu’elle a de plus poétique et de plus enchanteur. La première partie, celle de l’enfance d’Aliocha, est particulièrement réussie dans ses descriptions colorées, parfois fantasques à force d’analogies et d’approximations, de Paris tel que l’enfant l’imagine. Charlotte évoque au gré de ses anecdotes des personnages historiques qui guident l’enfant dans ses visites de la ville : “C’est le couple impérial entouré de l’élite de la République qui nous guida à travers Paris...”, “Comme lui, pénétrant dans le palais de l’Elysée, nous nous effarouchâmes devant le spectacle de tous ces habits noirs…”. Comment ne pas voir là une métaphore de la lecture, du rapport d’un lecteur aux personnages de ses romans ? En lisant, je suivais Aliocha, qui suivait le tsar et la tsarine… Et nous marchions ensemble dans les rues de Paris.

Au-delà une ode imagée au Paris du début du siècle, ce roman offre aussi un tableau de la Russie soviétique somptueux jusque dans sa noirceur. À travers les souvenirs de Charlotte, qui fut infirmière en Russie pendant la guerre, Makine évoque le traumatisme d’un pays soumis tour à tour à la guerre et à la dictature - un pays où l’injustice et la souffrance font partie du quotidien. Certaines scènes sont dures, pour ne pas dire horrifiantes : visions de corps déchiquetés, de soldats défigurés et estropiés, condamnés à mendier dans les rues sans bras ni jambes (ce qui leur vaut d’être appelés “les samovars”)...

Cette rigueur russe, le narrateur la fait sienne au même titre que la douceur de vivre française. Deux atmosphères, deux univers qui se succèdent au fil des pages comme les humeurs ou les états d’âme d’un même personnage. La France semble correspondre à l’âge tendre, puis au romantisme et aux doux sentiments refoulés à l’adolescence ; la Russie, elle, symbolise la cruauté, l’adolescence impitoyable, le besoin impérieux de survivre au milieu des autres.

 

Par ce roman, Andreï Makine a trouvé une manière splendide et émouvante de rendre hommage à deux pays que tout oppose. La plume est élégante et imagée ; le récit, en perpétuel équilibre entre réel et imaginaire, alterne entre passages flamboyants et scènes douloureuses sans jamais perdre en profondeur. Ses accents enchantés, ses descriptions impressionnistes rappellent certains morceaux de Debussy. Le testament français s’imagine et s’écoute autant qu’il se lit, tant sa mélodie est envoûtante.

 

 

Camille Arthens

 

Le testament français, par Andreï Makine - Mercure de France

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