Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Des romans, encore des romans, toujours des romans.

Bouquinivore

L'Art de perdre

L'Art de perdre

Lauréat du très mérité Prix Goncourt des lycéens 2017, le cinquième roman d’Alice Zeniter, et sans doute son meilleur, parle d’une période de l’histoire encore brûlante aujourd’hui : la guerre d’Algérie et l’émigration consécutive à son indépendance. À peine trentenaire, la jeune auteure livre dans ce récit dense et puissant une petite part d’elle-même, originaire d’Algérie et “victime” de l’omerta sur les tenants et les aboutissants de la guerre à l’instar de son personnage principal Naïma. Paru chez Flammarion en août 2017, L’Art de perdre est un roman magnifique et un de mes coups de coeur de cette année.

Alice Zeniter, 31 ans, signe là son roman le plus personnel et le plus abouti. En cinq cents pages nourries d’un riche matériau historique et sociologique, elle retrace le destin d’une famille d’immigrés franco-algériens arrivée en métropole au lendemain de l’indépendance.

Estelle Lenartowicz pour Lire

 

Lumière sur un sujet tabou : les harkis

 

Dans les années 50, Ali est un riche exploitant algérien dont la position sur les conflits naissants entre le FLN et les colons est claire : il ne veut pas se mêler de ces histoires, qui ne sont sans doute rien de plus qu’un feu de paille. Pourtant, suite à une succession malheureuse de malentendus et de hasards, il finit par émigrer en France en 1962, rejoignant ainsi un peu malgré lui la communauté honnie des harkis.

Son fils aîné, Hamid, aura à coeur très tôt de s’intégrer au mieux dans son nouveau pays, quitte à oublier l’Algérie et toute cette partie de son histoire familiale qu’il ne comprend pas et sur laquelle Ali n’est jamais revenu.

Quelques décennies plus tard, Naïma, troisième fille de Hamid, est à son tour confrontée au silence de sa famille sur les événements de 1962. Que s’est-il réellement passé pour que son grand-père rallie la cause française ? Confrontée d’un côté aux amalgames et aux préjugés français, et de l’autre à la haine des Algériens pour tous les descendants de harkis (fils et filles de traîtres), elle cherche à reconstituer son histoire familiale et à faire le point sur ses origines et son identité.

 

Alice Zeniter s’attaque ici à un sujet épineux avec audace et intelligence, s'attaquant d'emblée à une fausse certitude : harki n’est pas systématiquement synonyme de traître, certains le sont devenus sans être pour autant contre l’indépendance ni contre quoi que ce soit, ils ont juste eu le malheur d’être au mauvais endroit au mauvais moment, où de ne pas avoir prêté allégeance assez vite au FLN dont les actes n’avaient rien à envier aux horreurs commises par l’armée française. Ali fait partie de ces hommes dépassés par l’Histoire, égarés dans le marasme que fut la guerre d’Algérie et finalement embarqués malgré eux dans un camp qu’ils n’ont pas vraiment choisi.

Pourtant, aux yeux des Algériens restés au pays, il devient un paria dès lors qu’il franchit la Méditerranée en 1962, et cette haine s’étendra sans scrupules à sa descendance, jusqu’à Naïma qui la reçoit en plein visage lorsqu’elle commence à se renseigner sur les harkis. Ce poids qu’il laisse à ses enfants et ses petits-enfants, Ali ne cherche même pas à l’expliquer. Le mystère s’épaissit à mesure que les années passent, devient un tabou, une béance ressentie par toute la famille. Le mépris à laquelle se heurtent Hamid et Naïma en tant qu’enfants de harkis est d’autant plus absurde qu’ils ne comprennent pas plus les décisions du grand-père que leurs délateurs.

 

Est aussi abordée dans ce livre la difficulté des Algériens, et plus beaucoup généralement des Arabes et Kabyles, à s’intégrer en France à cause des fantasmes et des angoisses que suscite leur couleur de peau : racaille, terroriste, grande gueule, analphabête, tous ces a priori que la France a tendance, parfois le plus inconsciemment du monde, à leur coller sur le front perpétuent un sentiment de déracinement, un climat malsain dans lequel Naïma cherche sa place, son identité. Pourtant, retourner sur la terre de ses ancêtres n’est pas sa priorité. Elle a peur, au fond, de briser une légende, de ne pas supporter le choc d’une brusque avancée dans le temps. En retournant en Algérie, elle transformerait le mythe nimbé de nostalgie que lui racontait sa grand-mère en réalité brute, sans doute décevante, sans doute totalement différente de ce qu’elle imaginait. Car il n’est rien de plus dangereux et trompeur que les vieux souvenirs, comme en feront l’expérience certains personnages du roman :

“Elle avait quitté un enfant bruyant, à la tignasse de jais hirsute, aux jambes griffées par les broussailles et elle retrouve soudain un homme âgé, ventru, un grand-père. Ce saut brutal rend le passage du temps insupportable, parce que, pour Yema, il ne s’est pas écoulé lentement et continûment depuis 1962 mais il a soudain avancé de cinquante ans au moment où elle a vu la photographie.”

 

Ce roman m’a bluffée par sa richesse, sa densité et la finesse de nombreux passages. Ses réflexions sur la torture, la mort, le sentiment d’appartenance, la reconnaissance sociale et j’en passe, donnent au récit la profondeur des histoires vraies, celles qui font l’Histoire avec un grand “h”. D’aucuns considèrent ce roman comme “trop sage” (Estelle Lenartowicz, Lire), “un peu austère” (Michel Crépu de NRF, Le masque et la plume, émission du 1er octobre 2017), presque trop impeccable ; j’y ai vu pour ma part une oeuvre admirable, tant dans sa forme que dans son fond, subtilement poignante, riche en clins d’oeil au lecteur (l’auteure qui intervient quelquefois dans le récit pour glisser un mot, une pensée, par un “je” unique et discret ; ou encore quelques répétitions de phrases ou de paragraphes entiers à plusieurs chapitres d’intervalle, revêtus d’une signification toute différente en fonction de leur contexte… les repèrerez-vous ?).

 

L’auteure a à coeur de briser une vision commune de l’Algérie, trop étroite, trop souvent réduite à une guerre floue dont la date symbolique, 1962, n’est pas grand-chose de plus qu’un repère dans les livres d’histoire de collège. En cela, L’Art de perdre est une véritable oeuvre de littérature, c’est-à-dire une oeuvre qui donne à voir, qui cherche au-delà des idées communément acquises et des définitions à l’emporte-pièce. Elle intègre la famille des romans (que je préfère) qui font la lumière sur les faux-pas de l’Histoire et les ramènent à des dimensions plus humaines, plus préhensibles, moins binaires que ne le permettent les leçons d’histoire et les documentaires. Derrière les étiquettes et les dates apparaissent des hommes, des souffrances, des erreurs toutes bêtes, de mauvaises décisions prises de toute bonne foi et des injustices aux allures d’actes héroïques, des détails ridicules à l’origine de grands tournants de l’Histoire et de grandes décisions qui n’eurent aucun impact.

 

 

Bref, un roman que j’admire beaucoup pour sa sagesse et son amplitude, dans lequel Alice Zeniter n’hésite pas à élargir certaines réflexions au-delà des limites de son sujet. Son ouvrage n’est pas seulement une histoire de guerre et de rancune, il est aussi une histoire de silence et d’interprétations du silence : tout ce que nous taisons, les autres se le racontent à leur façon.

“Personne ne sait ce que les autres vont faire de notre silence. La vie de mon grand-père, par exemple, si on pouvait la regarder écrite, bien étalée sur des pages, et peut-être que c’est possible, ma grand-mère me dirait que, oui, sûrement, dans la prunelle de Dieu, si on pouvait la regarder au travers de ses paroles et bien on distinguerait deux silences, qui correspondent aux deux guerres qu’il a traversées. La première, celle de 39-45, il en est ressorti en héros et alors son silence n’a fait que souligner sa bravoure et l’ampleur de ce qu’il avait eu à supporter. On pouvait parler de son silence avec respect, comme d’une pudeur de guerrier. Mais la seconde, celle d’Algérie, il en est ressorti traître et du coup son silence n’a fait que souligner sa bassesse et on a eu l’impression que la honte l’avait privé de mots. Quand quelqu’un se tait, les autres inventent toujours et presque chaque fois ils se trompent, alors je ne sais pas, peut-être que les écrivains dont vous parlez se sont dit qu’il valait mieux tout expliquer tout le temps à tout le monde plutôt que de les laisser projeter sur le silence.”

 

Camille Arthens

 

L’Art de perdre, par Alice Zeniter - Flammarion

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article