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Des romans, encore des romans, toujours des romans.

Bouquinivore

Au revoir là-haut

Au revoir là-haut

 

LE ROMAN

En ce début d’année de centenaire de l’armistice de 1918, j’ai dévoré le Prix Goncourt 2013 sur les conséquences sinistres de la Grande Guerre, Au revoir là-haut. Coïncidence ? … Absolument. Quoi qu’il en soit, autant annoncer la couleur d’emblée : ce roman est génial. Plutôt reconnu pour sa maîtrise du polar, Pierre Lemaître signe ici un ouvrage un peu différent de ses prédécesseurs, acerbe, loufoque, cocasse, dans lequel il lève le voile sur les injustices et les escroqueries qui secouèrent la France après la Première Guerre Mondiale. Le roman remporte le Prix Goncourt en 2013 et est adapté au cinéma par Albert Dupontel en 2017. Les deux oeuvres rencontrent un grand succès, tant auprès des médias que du public.

Entremêlant deux événements, l'un fictif, l'autre, bien réel, et tenant le suspense jusqu'à la dernière page, le romancier compose avec maestria une fresque de la France d'après-guerre, où les imposteurs triomphent et les capitalistes s'enrichissent sur les ruines.

Macha Séry pour Le Monde

le romancier a le sens de la mise en scène, une écriture vive qui ne s'attarde pas, un goût pour les retournements de situation. Mais ici, on le sent porté par une colère, un projet d'envergure et l'envie de secouer des évidences en ces temps de commémoration incontournable.

Christine Ferniot pour Télérama

 

Quand la mort devient un business comme les autres

 

Les retombées de la Grande Guerre n’ont pas été les mêmes pour tout le monde : tandis que le capitaine d’Aulnay-Pradelle fait fortune sur le dos des collectivités en organisant une nouvelle inhumation des cadavres dans des conditions odieuses - et économiques -, deux anciens poilus tentent vaille que vaille que reprendre le cours de leur vie malgré le traumatisme de la guerre et l’indifférence générale quant à leur sort. Albert est craintif et conventionnel, Edouard artiste et audacieux. Ensemble, ils vont imaginer une arnaque géniale : vendre de faux monuments aux morts et partir avec la caisse.

 

Il existe toutes sortes de résumés plus fournis de ce roman sur Internet, mais je trouve dommage d’avoir trop d’informations en tête avant d’en entamer la lecture. En ce qui me concerne, je l’ai dévoré sans rien en savoir, chose miraculeuse tant ce roman et son adaptation ont fait parler d’eux. Dès la première page je me suis laissée embarquer dans une histoire dont je ne savais rien, si ce n’est qu’elle avait trait à la Première Guerre mondiale ; ma lecture fut d’autant plus jouissive que j’avais dessus un oeil complètement neuf.

 

Au revoir là-haut est un roman au sens le plus flamboyant du terme, c’est-à-dire plein de retournements de situation, de moments bouleversants et de situations complètement tordantes ; c’est un récit brillant, captivant, riche en tous points. En contrastes, plus particulièrement, et le plus frappant d’entre eux concerne les émotions qu’il suscite. Lemaître réussit à faire rire (et pas qu’un peu !) tout en laissant sourdre une profonde colère en filigrane de son récit. Le livre compte nombre de scènes et formulations cocasses, c’est même le livre le plus drôle que j’aie lu depuis longtemps, mais l’humour omniprésent, cette ironie jubilatoire, ne cache en rien les injustices (d’autant plus odieuses qu’on les sait, pour certaines, inspirées de la réalité de l’époque). Au contraire, il les souligne, les rend méprisables et ridicules. C’est cet équilibre entre comédie et drame qui rend le roman magistral.

L'on suit deux personnages brisés à travers les méandres d’un après-guerre obscur sans jamais s’enliser dans une tragédie boueuse, mais en croisant ici un soupçon de bienveillance, là un éclat de rire, là encore un grain de folie…

En parlant de grain de folie, l’incursion de l’extravagance dans une histoire au fond sinistre est la deuxième formidable incongruité de ce roman. D’abord avec l’excentricité dont le personnage d’Edouard asperge le récit comme des giclées de peinture vive sur une toile grise à pleurer. Ensuite avec la plume de l’auteur, sa façon étonnante, un peu caricaturale de croquer ses personnages comme s’il nous les présentait personnellement et de les fourrer dans des situations ubuesques. Lemaître choisit de relater son histoire de façon très “visuelle”, en s’exprimant comme s’il tenait une caméra, s’invitant dans le récit pour faire un gros plan ou un commentaire en aparté sur tel ou tel personnage. Et si nombreuses sont les scènes de ce livre à n’être pas tout à fait vraisemblables, qu’importe : c’est si bon !

 

En choisissant de s’attaquer à la guerre par son “après”, Lemaître se distingue des autres romans écrits sur le sujet. Et contrairement à ce que l’on pourrait penser, cette période d’après-guerre en dit long sur ce que fut la guerre elle-même et plus généralement sur certains phénomènes sociétaux consécutifs à une crise. Tous ceux qui servirent de chair à canon pendant la guerre furent renvoyés à la vie civile et devinrent pour la plupart sans emploi, donc pauvres, donc marginalisés. Encore un décalage intéressant : alors que la France salue ses héros dans tous les discours officiels et sur tous les monuments aux morts, lesdits héros mendient leur dignité dans la rue. L’on porte aux nues un concept mais tout de même, si les vrais “soldats victorieux” pouvaient se faire discrets, avec leurs traumatismes et leurs gueules cassées, ça ferait plus net. C’est là que l’arnaque aux monuments aux morts fomentée par Edouard et Albert arrive comme une surenchère d’ironie et prend tout son sens ! On insulte les soldats, ils insulteront le concept.

 

Ces deux personnages offrent eux aussi un contraste déroutant entre leur duo de bras cassés exclus et misérables et leur statut de héros (de guerre et de roman), typique du roman picaresque. Sans compter le décalage amusant entre eux deux, avec Albert le craintif, trébuchant, bafouillant et d’un milieu très modeste, et Edouard, grande gueule, insolent, provocant et issu d’une famille fortunée...

Je vous avais bien dit que ce roman était plein de contrastes !

 

Quelle est la part d’histoire vraie dans ce roman ? L’arnaque des monuments aux morts est complètement fictive, mais Lemaître tire les activités louches du capitaine Pradelle d’une sombre histoire qui a vraiment eu lieu dans les années qui suivirent l’armistice. La plupart des familles des soldats morts au front voulurent coûte que coûte récupérer leurs morts en dépit de l’interdiction de l’Etat, et firent appel à des professionnels plus ou moins honnêtes pour exhumer clandestinement les corps moyennant finances. Pour les “mercantis” les plus opportunistes, ce petit commerce n’exigeait pas plus de respect qu’un autre et ils n’hésitèrent pas à flouer les familles en leur déterrant un mort au hasard, en leur livrant un cadavre incomplet, des ossements de plusieurs soldats mélangés, ou encore des tombes remplies de sable. Quatre années de guerre n’avaient pas suffi, certains trouvaient encore le moyen de perpétuer des horreurs...


 

LE FILM

 

En 2017, Albert Dupontel, qui a adoré ce roman, en réalise une adaptation qui fait grand bruit dans les médias. Avec lui-même dans le rôle d’Albert et le fascinant Nahuel Pérez Biscayart dans celui d’Edouard, il porte les deux personnages principaux du livre à l’écran avec beaucoup de justesse.

Au revoir là-haut

 

Comme toujours, impossible d’immerger autant le spectateur dans une histoire de 2 heures que dans un roman de près de 600 pages. Pour réaliser ce film, Albert Dupontel a évidemment dû bousculer un peu les contours du récit et choisir les lignes narratives à travailler ; l’adaptation contient donc des raccourcis, certains personnages secondaires ont été supprimés, certaines péripéties quelque peu expédiées.

Elle compte aussi quelques changements de scénario, notamment à la fin, et une chronologie modifiée. Difficile d’entrer dans les détails sans en dire trop...

Le réalisateur choisit notamment de raconter l’histoire à travers le prisme d’Albert, se distinguant d’emblée du roman (qui traite Albert comme un personnage central mais ne s’attache pas à son point de vue). Ces changements scénaristiques sont déstabilisants de prime abord mais ont du sens, ils donnent à l’histoire une cohérence et la rendent plus “visuelle”, plus compréhensible à l’écran - en particulier certaines oeuvres décrites dans le livre que j’ai été ravie de voir “en vrai” après les avoir imaginées. À la réflexion, ils peuvent être considérés que des plus-values artistiques et furent d’ailleurs validés, pour chacun d’eux, par l’auteur du roman.

 

En ce qui concerne les personnages, le capitaine d’Aulnay-Pradelle a été réinventé par Dupontel, qui lui a préféré un cynisme souriant au charme glacial imaginé par Lemaître dans le roman. Pour ma part, je préfère le Pradelle du livre, plus charismatique, plus terrifiant et plus irrésistible.

Le personnage d’Albert, quant à lui, aurait dû à l’origine être joué par Bouli Lanners, qui s’est désolidarisé du projet au dernier moment. Albert Dupontel lui-même a donc repris le rôle, ce qui, je pense, est pour le mieux : il ressemble beaucoup plus à l’idée que je me faisais du personnage que Lanners et l’incarne très bien. Niels Arestrup (dans le rôle du père d’Edouard) joue toujours aussi divinement, et Nahuel Pérez Biscayart, avec son regard transparent, est une révélation dans le rôle difficile d’Edouard.

Globalement, même si deux ou trois scènes auraient mérité quelques secondes de plus et restent beaucoup plus frappantes dans le livre, c’est une adaptation de qualité, qui reprend à son compte l’étrangeté ambiante du roman et parsème de couleurs les scènes les plus dures. La folie d’Edouard est intacte, ses sautes d’humeur aussi, grâce au jeu tout en finesse de Nahuel Pérez Biscayart. Cela donne au film une patine chatoyante, un style fou.

 

EN BREF

 

Au revoir là-haut est un livre inoubliable et magistral qui mérite mille fois son prix Goncourt. Que dire de plus ? Lisez-le absolument ! L’histoire est terrible, complexe, drôle, magnifique. J’en ai dévoré les 600 pages avec un immense plaisir, sans m’ennuyer une seule ligne. Son adaptation est réussie, à sa façon. Albert Dupontel s’est attaqué ici à un livre immense et est parvenu malgré les nombreuses difficultés à réaliser un film juste et très émouvant.

La suite d’Au revoir là-haut, Couleurs de l’incendie, est sortie au début de cette année 2018. J’ignore de quoi il sera question cette fois-ci, mais il va de soi que je la lirai très prochainement !

 

Camille Arthens

 

Au revoir là-haut, par Pierre Lemaître - Albin Michel

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