Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Des romans, encore des romans, toujours des romans.

Bouquinivore

Virgin Suicides

Virgin Suicides

 

LE ROMAN

 

Si vous n’avez pas lu le livre, sans doute avez-vous vu son adaptation au cinéma par Sofia Coppola, datée de 1999. Peut-être même ne saviez-vous pas qu’il s’agissait d’une adaptation, le film ayant fait davantage de bruit que le roman à sa sortie - au point que sur Google, seul le film apparaît quand on tape le titre dans la barre de recherche. Pourtant, Virgin Suicides est avant tout le premier roman de Jeffrey Eugenides, un auteur que j’ai découvert l’année dernière avec le génial Middlesex, commenté ici. Traduit par Marc Cholodenko, il sort en France en 1995 aux éditions Plon, deux ans après sa publication aux Etats-Unis.

 

 

“Il était troublant de savoir que les filles Lisbon connaissaient nos noms, que leurs délicates cordes vocales avaient prononcé leurs syllabes…”

 

Les cinq soeurs Lisbon fascinent leurs voisins par leur beauté et leur genre à part. Un groupe de garçons de leur âge tentent de percer leur mystère en les épiant et en collectionnant les menus objets qu’ils trouvent associés directement ou non à elles. Éduquées par des parents puritains, Therese, Mary, Bonnie, Lux et Cecilia resteront, même après leur suicide, des énigmes à résoudre pour tout le quartier.

 

La fin de l’histoire est connue d’emblée : les cinq soeurs Lisbon vont se suicider. Les garçons qui s’étaient fait leurs fervents admirateurs, étudiant leurs comportements et les rumeurs les concernant comme des chercheurs scientifiques, tentent de retracer tout ce qu’ils savent d’elles, de la certitude la plus ancrée au ragot le moins fiable. En vain - cela aussi, on le devine très vite - ils tentent de comprendre comment ces filles en sont arrivées à se tuer. L’objet du roman n’est donc absolument pas de préserver le suspense, il est même d’une transparence macabre dès la toute première phrase :

 

“ Le matin où ce fut au tour de la dernière des filles Lisbon de se suicider [...], les deux infirmiers arrivèrent à la maison en sachant exactement où étaient le tiroir des couteaux, et le four à gaz, et la poutre dans la cave où on pouvait attacher une corde.”

 

Les cartésiens à la recherche d’une explication logique à cette histoire en auront pour leurs frais : le roman baigne dans une atmosphère douce-amère du début à la fin, un mystère irrésolu qui lui confère une étrangeté charmante. Sur les forums, certains lecteurs déplorent cette absence d’explications claires, taxant le roman d’inutile et de vain. Mais ce sont justement ces non-dits qui habillent le récit en nous rappelant ce qu’est l’adolescence, ses secrets, ses tocades et ses comportements incompréhensibles. En lisant ce livre, j’ai eu l’impression qu’Eugenides cherchait précisément à susciter la frustration du lecteur, pour le pousser à fabriquer de toutes pièces ses propres réponses, exactement comme les voisins dont les souvenirs et les ragots sont inclus dans l’histoire. Les cinq filles resteront des mystères aux yeux de tous, personnages comme lecteurs ; c’est cette inaccessibilité qui leur confère tout leur relief.

 

Évidemment, le roman recèle quand même quelques éléments de réponse : les filles Lisbon sont élevées par des parents puritains dont la sévérité augmente à mesure que l’histoire avance, jusqu’à la paranoïa. Mal intégrées au monde qui les entoure, elles suscitent la curiosité mais n’ont pas spécialement d’amis et passent leur vie entre elles. Bref, une grande solitude et peu d’ouverture au monde, tout cela mélangé aux affres de l’adolescence : le tableau n’est pas très reluisant. Et pourtant, l’histoire n’est absolument pas triste ! Ses allures de compte-rendu permettent de prendre de la distance et d’envisager le récit sans la moindre once de pathos.

 

Les narrateurs sont à l’âge où les filles sont des créatures incompréhensibles et captivantes qui nourrissent les légendes les plus folles. En plaçant les soeurs Lisbon au centre de leurs vies d’adolescents sans histoires, ils découvrent, d’une révélation à l’autre, ce qu’être une fille signifie. N’importe lequel d’entre eux aurait tout donné pour pouvoir en savoir plus sur leur intimité, entrer dans leurs chambres ou sentir leur parfum.

 

“Nous ressentions la sensation d’être en prison qu’éprouve toute fille, comment cela rendait l’esprit actif et rêveur, et comment on finissait par savoir quelles couleurs allaient ensemble.”

 

Tout est bon pour invoquer les soeurs disparues : vieilles photos, vêtements chapardés appartenant aux filles, journal intime, cartes postales, et bien sûr le moindre ragot de quartier. Cela donne un récit hétéroclite, mêlé d’exagérations et de contradictions, baignant dans l’atmosphère typique des U.S.A. des années 1970. J’ai beaucoup aimé cette toile de fond riche et pittoresque qui m’a rappelé le roman d’Alice Sebold La nostalgie de l’ange, dont l’histoire se passe à la même époque et dans le même genre de quartier résidentiel.

 

Ce contexte a d’ailleurs toute son importance puisque la maison elle-même a un rôle à part entière : identique à ses voisines au début, elle glisse peu à peu dans l’insalubrité et se distingue par son manque d’entretien, l’odeur de renfermé qui s’en échappe, la nourriture qui traîne partout, les fuites dont personne ne se soucie… Le bâtiment est un parfait indicateur de déchéance, c’est l’indice le plus tangible de la tragédie à venir. 

 

Bref, Virgin Suicides est une petite perle dont je regrette juste les quelques coquilles de traduction. La vision qu’ont les narrateurs de ces cinq filles est touchante par sa candeur et Eugenides cerne très joliment le mystère qui entoure les adolescentes. Au-delà des soeurs Lisbon, c’est de la gent féminine en général qu’il est question dans ce roman

 

 

LE FILM

 

En 1999 sort Virgin Suicides, premier long-métrage de la jeune Sofia Coppola alors âgée de moins de 30 ans. Globalement encensé par la presse, le film est notamment porté par Kirsten Dunst dans le rôle de Lux Lisbon. 

Virgin Suicides

Première grande qualité du film : sa bande originale, composée par Air et complètement dans l’atmosphère du livre. C’est vaporeux, c’est étrange, ça évoque à la fois l’enfance et  l’adolescence tourmentée, l’ennui, les rêves… Bref, tout ce qui constitue l’histoire ! À cela s’ajoute l’étrangeté sucrée du film lui-même, l’atmosphère surchargée de féminité contenue entre quatre murs - babioles étalées partout, ongles vernis, protections menstruelles empilées sans fin dans les placards - jusqu’au titre qui s’affiche plusieurs fois jusqu’à occuper tout le champ avec force coeurs et licornes, comme dessiné par les mains des cinq soeurs. Sofia Coppola a réussi à la fois à réaliser un film très singulier, portant sa marque de fabrique, et à ne jamais prendre de libertés par rapport au récit qu’elle adapte. Il s’agit effectivement du film le plus respectueux de son support que j’aie jamais vu, jusque dans certains petits détails anodins. La seule liberté qu’il prend, à la fin, est donc assez inattendue mais ne gâche en rien l’essence de l’histoire.

Kirsten Dunst est parfaite dans le rôle de Lux et joue à merveille l’adolescente blasée, quelque part entre l’ange blond et la tête à claques. Alors que le livre donne bien peu la parole aux filles, tout l’intérêt du film, qui fait en sorte de préserver au maximum l’aura de mystère qui les entoure, est de parvenir à rester dans le mystère et l’implicite. Les actrices qui jouent les soeurs Lisbon n’ont que très peu de dialogues mais pour elles, tout est dans les jeux de regards, les manières de sourire, la gestuelle : l’incarnation au cinéma des filles les rend à peine plus accessibles, elles restent de charmantes ombres dont au fond, personne ne sait rien.

Mon seul regret concerne le délabrement de la maison, très timide, absolument pas traité comme un phénomène révélateur, ou du moins pas suffisamment : le roman parle d’abandon, d’odeurs insoutenables, alors que le film montre à peine l’amoncellement des feuilles mortes à l’automne. De manière générale, l’oeuvre de Coppola n’est pas assez longue pour faire ressentir au spectateur la profondeur de l’ennui dans lequel surnagent les cinq filles. Leur période de claustration est beaucoup moins oppressante qu’elle ne l’est dans le roman. C’est dommage, mais l’ambiance générale est tellement bien restituée que le film garde toute sa cohérence et tout son charme.

 

EN BREF

 

Les deux oeuvres sont non seulement réussies, mais aussi très marquantes l’une et l’autre, pas seulement par leur sujet mais aussi par la façon dont il est traité. Le roman me conforte dans mon admiration pour le talent et l’imagination de Jeffrey Eugenides, qui se montre si persuasif dans ses histoires que je suis toujours à deux doigts d’oublier que je lis une fiction. Quant au film de Sofia Coppola, il force l’admiration par sa parfaite restitution de l’atmosphère à la fois légère et pesante de cette histoire de filles à jamais irrésolue.

 

 

Camille Arthens

 

 

 

 

 

Virgin suicides, par Jeffrey Eugenides - Plon

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article