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Des romans, encore des romans, toujours des romans.

Bouquinivore

Middlesex

Middlesex

Dix ans après son célèbre ouvrage Virgin Suicides adapté au cinéma par Sofia Coppola, Jeffrey Eugenides est revenu en 2002 avec un deuxième roman dense et ample, Middlesex. Lauréat du prix Pulitzer en 2003, il est publié en France la même année par les éditions de l’Olivier. Considéré par les médias comme “l’homme qui écrivait lentement” (voir l’article du Monde ici), Eugenides signe ici une histoire de famille captivante, prétexte à une immersion totale dans l’Amérique des années 20 aux années 70. Une belle découverte !

Dix ans de travail, un souffle homérique, une prose qui charrie près d'un siècle d'histoire, un gigantesque travelling reliant les rives du Bosphore et les paysages du Michigan : ce roman est un Niagara de récits enchevêtrés où l'auteur de Virgin Suicides (qui vit actuellement à Berlin) défriche des territoires passablement sulfureux avec les bons vieux outils de la littérature classique.

André Clavel pour L’Express

 

Une sombre histoire de cinquième chromosome…

 

Jusqu’à ses quatorze ans, Calliope Stephanides grandit sans histoires dans sa famille d’origine grecque, immigrée à Detroit dans les années 20. Petite fille au charme atypique, elle devient peu à peu une adolescente sombre et androgyne, complexée par un corps trop grand et désespérément impubère. A quatorze ans, elle apprend de la bouche des spécialistes la terrible vérité : elle est un hermaphrodite. Hormonalement c’est un garçon, culturellement une fille. La faute à une anomalie génétique au niveau du cinquième chromosome.

Vingt-cinq ans plus tard, il se fait appeler Cal, vit à Berlin et décide de raconter sa curieuse histoire par le commencement, deux générations plus tôt.

 

Plus qu’une histoire de famille, Middlesex est un roman d’apprentissage (“Bildungsroman”, une notion inventée par le philologue Morgenstern au XVIIIe siècle pour qualifier un genre littéraire bien particulier : un Bildungsroman relate l’évolution d’un personnage jeune vers l’âge adulte et sa confrontation au monde qui l’entoure. Le meilleur exemple qui me vient en tête est David Copperfield de Dickens.). On y fait la connaissance de Calliope Stephanides avant même sa naissance, à travers l’histoire de ses grands-parents, contraints à l’exil comme des milliers de Grecs lors de la reconquête de la Bithynie par les Turcs en 1922, puis celle de ses parents, eux-mêmes enfants d’immigrés à Detroit dans le Michigan. Un tiers du roman plus tard, en 1960, ça y est, la petite Calliope entre enfin en scène. Et c’est déjà toute une histoire : sa grand-mère Desdemona avait prédit la naissance d’un garçon, et c’est bien la première fois qu’une de ses prédictions ne se vérifie pas !

À travers le point de vue de Cal, on entre dans sa famille haute en couleurs jusqu’à en connaître les habitudes, les sujets de disputes, les plaisanteries familiales, les tendresses et les tensions… Le roman se déroule comme une succession de diapositives sur fond d’Amérique du XXe siècle, avec les usines et les nuits roses de Detroit, l’époque du travail à la chaîne chez Ford, les émeutes raciales de 1967, l’extension progressive du quartier noir mais aussi les modes vestimentaires, l’époque hippie avec la tendance androgyne, et jusqu’à l’évolution des modèles de Cadillac…

 

C’est dans cet univers que Calliope grandit et se découvre. Là encore, l’auteur nous dévoile tout d’elle, ses désirs, ses doutes, ses excès d’adolescente et les petits détails de son existence qui, sans compter sur sa “particularité biologique”, aurait pu être des plus banales. À travers une foultitude de petits éléments - ses premiers tâtonnements intimes, des sensations naissantes, son premier béguin, mais aussi une puberté qui se fait furieusement attendre - le lecteur voit naître le doute et le tourment dans l’esprit de l’adolescente qui, vers ses 13 ans, regrette de se sentir si différente des filles de son âge. L’auteur parvient avec talent à nous faire entrevoir ce qu’elle endure psychologiquement à partir de ce moment et jusqu’à la révélation de son anomalie : Calliope/Cal est pris(e) entre deux sexes, deux images aux yeux du monde. Deux paradigmes.

 

Deux éléments m’ont marquée dans ce roman : le premier, d’ordre purement formel, concerne le recours du narrateur aux références tragiques, mythologiques, théâtrales et cinématographiques, qui fait de Middlesex un roman très visuel, aux identités multiples (à l’instar de Calliope/Cal). Le second est un leitmotiv de “l’entre-deux” que l’on retrouve tout le long du roman, sans lequel d’ailleurs ce récit n’aurait pas lieu d’être.

Comme je viens de le dire plus haut, le narrateur n’a pas été baptisé Calliope pour rien puisque son récit est ponctué d’accents homériques et de références multiples à la tragédie grecque, mais aussi au théâtre et au cinéma. Ainsi cette scène où les deux parents de Calliope sont conçus la même nuit, suite à un spectacle scabreux sur le mythe du Minotaure - la fameuse créature fabuleuse mi-homme mi-taureau. Ce passage encore où l’adolescente apprend le rôle du devin Tirésias, de la pièce Antigone, dans le cadre de ses cours d’anglais - Tirésias qui, selon Ovide, passa d’un sexe à l’autre suite à un mauvais sort. Ces références aux figures mythologiques sont nombreuses à rappeler cette idée centrale de l’entre-deux.

Les ellipses, elles, sont traitées comme dans un film, avec un enchaînement rapide de prises de vues significatives attestant du temps qui passe. Le narrateur invective parfois le lecteur comme s’il tenait une caméra :

“Mais il y a quelque chose que je voudrais encore dire à propos de ces bébés. Quelque chose d’impossible à voir à l’oeil nu. Approchez-vous. Plus près. Voilà : une mutation chacun.”

 

Autre référence, au théâtre cette fois : Cal assimile le risque d’hermaphrodisme, dû à la présence de la fameuse mutation dans les gènes de ses ascendants, au fusil de Tchekhov. Si dans le premier acte est fait mention d’un fusil accroché au mur, il faut absolument qu’un coup de feu soit tiré au second ou au troisième acte. Le coup de feu, en l’occurrence la révélation du double sexe de Calliope, arrive très tard dans le livre, dans le dernier quart :

“Il n’y eut ni fumée, ni odeur de poudre, absolument aucun bruit. Ce n’est qu’à la réaction du médecin et de l’infirmière qu’il devint évident que mon corps avait rempli sa fonction narrative.” (et toujours cet entre-deux qui s’impose comme raison d’être du livre…)

On peut ajouter à la (longue) liste des jeux stylistiques du livre cet étonnante narration, qui passe d’un “je” féminin à un “je” masculin d’un chapitre à l’autre comme si le narrateur n’était pas seul mais racontait une histoire à deux voix.

 

Jeffrey Eugenides s’est inspiré de sa propre vie pour conter cette étonnante histoire : lui aussi est né en 1960 à Detroit d’une famille d’origine grecque, d’où ses descriptions détaillées et comme empreintes de nostalgie de Detroit et des coutumes grecques. Son livre tout entier est passionnant, vivant, ample ; mais son grand morceau de bravoure est au début, quand les grands-parents de Calliope assistent à la mise à feu et à sang de Smyrne par les milices turques. Après cette scène terrible, j’étais certaine de m’embarquer dans un récit exceptionnel de maîtrise et de vie. Au fil des pages, l’auteur prouve qu’il est aussi capable d’émouvoir par des scènes d’une violence terrible que d’intriguer par des scènes d’un quotidien quasi-universel.

 

Camille Arthens

 

Middlesex, par Jeffrey Eugenides - L’Olivier

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