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Des romans, encore des romans, toujours des romans.

Bouquinivore

Le malheur du bas

Le malheur du bas

Je n’avais pas prévu d’emprunter de livre lorsque j’ai croisé la couverture noire et blanche du premier roman d’Inès Bayard sur la table basse des nouveautés de ma bibliothèque de quartier. Le titre me disait quelque chose. Un premier roman en lice pour le Goncourt, une sombre histoire de viol… D’autres lectures m’attendaient chez moi mais la curiosité l’a emporté. J’ai dévoré ce livre en 24 heures avec un rare effroi. Amatrice de récits psychologiques, habituée aux récits violents et révoltants, j’ai pourtant été complètement terrassée par celui-ci. 

Le malheur du bas fait partie de ces romans qui se gravent dans la mémoire pour longtemps mais que l’on hésite à recommander, voire que l’on préfère carrément présenter comme des livres à ne pas lire. D’une violence inouïe, la plume de la jeune Inès Bayard bouscule, dérange. Le roman paraît en août 2018 chez Albin Michel et figure dans la première sélection du Goncourt ainsi que de nombreux autres prix.

Experte à sonder les maux du corps et de l'âme de la femme, loin de tout cliché, Inès Bayard plonge le lecteur dans une zone d'inconfort. N'est-ce pas là l'un des attributs de la littérature ?

Marianne Payot pour l’Express

Inès Bayard est une enragée, l’auteure d’un premier roman, Le Malheur du bas, sur la souffrance des corps et la douleur des femmes. Cette jeune Toulousaine de 27 ans refuse les mots qui enrobent et consolent, les anecdotes sucrées. Elle a choisi d’écrire une histoire brutale qui ébranle le lecteur dans son confort, et ne se contemple pas le nombril pour en faire de la matière à fiction.

Christine Ferniot pour Télérama

 

“Personne ne te croira, alors tu fermes ta gueule et tout continuera comme avant.”

 

Dans un joli appartement du XIe arrondissement parisien, Marie, 32 ans, vient de se donner la mort après avoir empoisonné son mari et son petit garçon. Derrière ce que tout le monde voyait comme la famille parfaite se cachait en réalité un drame terrible : Marie a été violée un soir, neuf mois avant de donner naissance à son fils. Incapable de parler à qui que ce soit de son agression, elle déteste en silence son propre enfant et cache sa souffrance année après année, jusqu’à l’inéluctable.

 

Dans cette histoire, tout est fait pour que l’on se sente le plus proche possible de Marie. Le récit est relaté au présent et concerne une jeune femme “commune”, sérieuse, raisonnable, à qui arrive un drame qu’elle n’aurait pas pu anticiper. “Ça pourrait être toi”, voilà le message lancinant qui a tourmenté la lectrice sensible que je suis tout le long de ma lecture et qui a évidemment contribué à mon malaise...

Le roman commence avec une prolepse, c’est-à-dire en dévoilant d’office la fin de l’histoire, exactement dans le même genre que le premier chapitre de Chanson douce (prix Goncourt 2016 commenté ici). Le roman de Leïla Slimani s’ouvre sur une scène de crime avec cette toute première phrase : “Le bébé est mort.” Le malheur du bas commence avec une scène tout aussi cauchemardesque, dont la description démarre elle aussi sur la mort d’un enfant survenue brutalement : “Le petit Thomas n’avait pas eu le temps de finir sa compote.”

La ressemblance entre ces deux (très bons) romans ne s’arrête d’ailleurs pas là : l’un comme l’autre déroule un récit profondément psychologique, un engrenage subtil et infernal dont les première lignes exposent la fin tragique. Mais n’allons pas trop vite.

Dès la première ligne, donc, le lecteur plonge en plein cauchemar. Marie, que l’on sait très vite coupable du crime, n’a encore rien de la douce jeune femme à qui l’on s’identifie à l’excès. Pour l’instant, c’est une mère infanticide. Est-elle folle ? Comment l’auteure va-t-elle réussir à donner une explication plausible de ce chapitre ?

 

“Avant toute révélation qui provoquerait les premiers jugements, prenons le temps d’apprécier un instant la silhouette de cette femme morte entourée des siens, la seule à être restée droite autour de la table.”

 

Ambiance.

Dès le deuxième chapitre, le narrateur revient plusieurs années en arrière et survole la petite vie rose et tiède de Marie et son mari jusqu’à l’effondrement : un soir, la jeune femme se fait violer par son patron et ce dernier la menace de détruire sa famille et sa vie si elle parle à qui que ce soit de son agression.

Ce n’est pas la première fois qu’une histoire de viol s’invite dans mes lectures. Loin de là. Pourtant, je dois le dire, cette scène est plus ignoble que tout ce que j’ai pu lire sur ce genre d’agression. Il me semble même avoir dû poser le livre un moment pour reprendre mes esprits tant ce passage est psychologiquement insupportable. Aucun détail ne nous est épargné : le lecteur vit ce viol dans la peau du personnage, avec la douleur, les odeurs, les miasmes, la honte. C’est insoutenable.

Question plume, l’auteure a opté pour un style assez distant, sans chaleur, et surtout assez cru. Dans ce récit de profanation du corps, le sexe occupe une place centrale. Ce qu'a subi Marie change son rapport au corps et la place sur une pente glissante : son propre plaisir la révulse, les avances de son mari deviennent méprisables à ses yeux, le sexe entre homme et femme lui-même lui apparaît comme tyrannique et pétri d'inégalité. Peu à peu, c'est un abîme de réflexion qui s'ouvre en elle sur la position de la femme au sein du couple. La femme qui se doit de répondre positivement aux avances de son mari et dont le consentement plein et entier est trop souvent présumé à tort. La femme prise en charge, subtilement soumise, exhortée à se tenir bien, à être présentable. La femme dont le sexe n’est pas uniquement synonyme de plaisir, mais aussi de souffrance, de sang, de tabou, de honte. Des réflexions pour la plupart paranoïaques et malsaines qui, j’ai pu le voir sur différents forums, ont profondément révulsé certains lecteurs.

 

“Laurent n’est pas un homme différent des autres, il ne l’a jamais été. Il n’est qu’un homme qui veut pouvoir prendre sa femme quand il le désire. ‘Ainsi la femme se tient-elle immobile comme une cuvette de cabinet pour que l’homme puisse y faire ses affaires.’”

 

“Elles ne sont qu’un trou. Un immense vide de chair molle. Un désert coupable et humide au centre duquel l’homme, tel Dieu, perce sa voie.”

 

Comme beaucoup, j’ai effectivement trouvé ces phrases choquantes et m’en suis trouvée très mal à l’aise, moi dont la vie est une promenade de santé aux côtés d’un homme formidable. Mais. Une fois le livre refermé, c’est ce message, avant le reste, qui m’est resté en tête. Il n’est pas agréable. Il est sans nul doute injuste et en grande partie faux. Mais.

Je ne le dirais jamais assez, rien ne vaut un bon roman pour tailler des brèches dans la matière dense des certitudes, préjugés et autres voiles que d’aucuns ont tendance à se mettre sur la face. Cette brèche-là creuse au plus douloureux mais elle est nécessaire ; il ne s’agit pas de devenir une castratrice sanguinaire, mais juste d’oser interroger son propre comportement, ses propres pensées automatiques dans une société encore machiste à bien des égards.

 

Marie garde son viol secret par confort, par honte, pour ne pas changer son reflet dans le regard des gens qui l’aiment. Pourtant, comment ne pas rester perplexe face à la cécité du mari, qui reste des années sans avoir la moindre idée de l'enfer traversé par sa femme ? Lui qui vit avec Marie, qui la connaît intimement, il reste désespérément à côté de la plaque tout le long du roman, et avec lui tous les autres, parents, sœur, amis. Seul le lecteur la voit exactement comme elle refuse d’être vue : la victime, la femme profanée, marquée à vie. Voilà une autre forme de violence du récit. Ce que les intimes de Marie ignorent, le narrateur l’étale aux yeux du lecteur dans ses détails les plus sordides - non seulement son agression, mais aussi les pensées morbides qui distordent sa réalité. Le souvenir de son viol pourrit en elle, la rend malveillante.

 

“Laurent revient, balançant le bac à poissons à moitié rempli entre ses mains. Il est content. Marie le trouve de plus en plus laid. Avec sa canne à pêche, son air béat de bonheur permanent, sa petite vie toute parfaite, elle a envie de lui cracher dessus, de lui enfoncer quelque chose au fond de la gorge.”

 

J’ai lu certains avis de lecteurs regrettant les clichés véhiculés par le livre (les hommes sont des violeurs, les femmes sont soumises). Évidemment je m’inscris en faux contre ces critiques, car pour moi ces lecteurs confondent l'essence du récit avec le système de pensées autodestructrices d’un personnage traumatisé. Le véritable message du roman est plus complexe que cela. Il explore les conséquences d’un traumatisme et évoque la charge que la société fait peser sur les épaules des femmes, des épouses, des mères.

Le malheur du bas est un récit extrêmement dur, extrêmement violent, à lire au péril de ses certitudes et de son moral. Je ne sais toujours pas si je me félicite de l’avoir lu ou si je le regrette… À vous de vous faire votre propre idée.


 

Camille Arthens

 

Le malheur du bas, par Inès Bayard - Albin Michel

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