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Des romans, encore des romans, toujours des romans.

Bouquinivore

Affaire Renaudot : le grain de sel d'une lectrice

Affaire Renaudot : le grain de sel d'une lectrice

 

Elle aura fait parler d’elle, cette rentrée littéraire 2018 ! Alors que la presse crie au miracle devant les 94 premiers romans qui ont fait leur apparition en librairie (un chiffre jamais atteint en dix ans), les jurys de prix littéraires, eux, n’ont pas fait que des heureux en dévoilant leur première sélection. Certes, cette période de suspense avant les consécrations est toujours riche en interrogations et en protestations diverses ; les archives du Goncourt, du Renaudot et des autres sont d’ailleurs pleines de couacs et de coups d’éclat en tous genres, qui ont au moins le mérite de faire parler des prix concernés. Sans eux, il se trouverait sans doute quelques retardataires pour se demander au printemps suivant : « Mais au fait, qui a obtenu le prix Renaudot cette année ? »

Pourtant, la polémique qui bat son plein ces dernières semaines est d’un genre nouveau, puisqu’elle n’émane ni des lecteurs, ni des auteurs, mais des libraires.

L’affaire est simple. Le jury Renaudot a dévoilé le 5 septembre sa première sélection, composée de 17 romans et 7 essais. Figure dans cette liste un roman de Marco Koskas, Bande de Français, auto-édité sur CreateSpace by Amazon et disponible à la vente uniquement sur Amazon. L’annonce de ce choix a immédiatement suscité l’effroi, des libraires en premier lieu mais aussi des éditeurs. Tous sont scandalisés de voir la plateforme américaine s’incruster dans les sélections de jurys, jusqu’à présent monopolisées par les romans dûment publiés en librairie à compte d’éditeur. De lettres ouvertes en entretiens, chacun a pu se forger un avis approximatif sur cette épineuse situation et adhérer, si l’on schématise un poil, à l’une des deux opinions générales suivantes :

  1. Le jury du prix Renaudot est complètement irresponsable et n’aurait pas dû mettre toute la chaîne du livre dans l’embarras.
  2. Le jury du prix Renaudot sélectionne les livres qu’il veut et n’a de comptes à rendre à personne.

En tant que lectrice passionnée et extérieure à ce débat, j’ai eu du mal à me forger un avis net à la lecture des quelques articles que j’ai pu trouver sur le sujet. Au contraire, plus je lisais et moins je parvenais à pencher pour l’un ou l’autre « camp ».

Alors je me suis installée confortablement et j’ai tenté de comprendre, à force de recherches, le fond du problème au-delà des coups de gueule et des effets d’annonce.

D’abord, la renommée d’un prix confère-t-elle à son jury une responsabilité particulière, plus grande que la simple sélection d’un livre de qualité ? C’est en tout cas ce qu’affirment les libraires. Ensuite, en quoi exactement Amazon menace-t-il la chaîne du livre telle qu’elle existe en France ? Que risque-t-il de se passer si Bande de Français remporte le prix ? Doit-on vraiment s’attendre à l’apocalypse annoncée par le Syndicat des Libraires ?

Attention, ça va être long.

Petit point sur le Renaudot et autres prix littéraires

 

Et si, avant toute chose, on se penchait un peu sur ces prix qui rythment l’année littéraire et font trembler tout le secteur du livre ? Goncourt, Renaudot, Medicis, Femina, Grand Prix de l’Académie française, Prix de Flore et j’en passe, ils sont nombreux à désigner chaque année ce qu’ils estiment être le meilleur roman, le meilleur essai, la meilleure nouvelle, etc. Obtenir l’un d’entre eux revient, naturellement, à gagner en visibilité auprès des lecteurs grâce à une grosse campagne de publicité, mais surtout au fameux bandeau rouge qui rend le livre incontournable sur les étals de librairies. Bref, l’artillerie lourde pour donner toutes les chances à l’ouvrage de caracoler au top des ventes.

Seulement voilà, les choses ne sont plus aussi simples depuis quelques années, et si les lauréats du Goncourt figurent presque toujours dans le palmarès des 30 meilleures ventes, c’est loin d’être le cas pour d’autres prix : les lauréats du prix Médicis, par exemple, n’apparaissent que très rarement dans ce top 30 !

Comment expliquer ce phénomène ?

Le prix ne fait plus le succès

Eh non, les prix littéraires sont loin de faire la pluie et le beau temps sur le marché du livre. Aujourd’hui, entre la profusion des parutions, la multiplication des prix mais aussi celle des avis – journalistiques ou non – à propos de tel ou tel livre publiés à la radio, à la télévision et sur internet via les forums, les blogs, les réseaux, etc., le lecteur a de très nombreux moyens à sa disposition pour se faire un avis préliminaire sur la plupart des nouveautés. En d’autres termes, la plupart des lecteurs ne se contentent pas du bandeau « Prix Renaudot » ou « Prix Médicis » pour acheter un roman. Plus maintenant, en tout cas. Désormais, les avis se forgent surtout en librairie, par le bouche-à-oreille ou sur les réseaux.

Personnellement, je choisis mes lectures en fonction des trois critères suivants (non cumulables) :

  • les avis de libraires (vous savez, les petits papiers dithyrambiques  posés sur certaines couvertures sur les étals…),
  • les avis d’internautes sur des sites tels que Babelio ou Sens Critique,
  • les conseils de mes proches.

Cela ne m’empêche ni de m’intéresser à la remise des prix, ni d’écouter ou regarder des émissions littéraires. Mais comme beaucoup, ce qui me touche en premier lieu ce sont les avis de gens proches de moi : mon libraire, mes amis et les lecteurs au même niveau que moi.

Et pour ceux qui seraient tentés de prendre mon cas pour une exception, voici une petite anecdote :

 

Le cas Barbery

Nous connaissons tous la célèbre collection « Blanche » de Gallimard, créée en 1911 et aujourd’hui véritable fabrique à lauréats de prix. Cette collection contient en effet pas moins de 33 prix Goncourt, 25 prix Femina, 16 prix Renaudot, 11 prix Médicis et j’en passe. Beau palmarès s’il en est ! En pleine rentrée littéraire 2006, un roman fait une entrée discrète dans cette collection et passe inaperçu parmi la flopée d’ouvrages très attendus et d’auteurs omniprésents (Nothomb), marginaux (Angot), controversés (Moix), etc. Cet ouvrage, c’est L’élégance du hérisson de Muriel Barbery.

Aucun lancement du livre n’est organisé, la critique ne s’y intéresse guère et aucun grand prix littéraire ne le remarque. Bref, tous les ingrédients d’un bide monumental. Pourtant, le succès est immédiat : l’ouvrage se hisse en tête des ventes et s’y installe confortablement trente semaines de suite. Les réimpressions s’enchaînent, les contrats de traduction affluent, le récit est adapté au cinéma deux ans plus tard… À ce jour, il s’agit toujours du best-seller de la collection « Blanche » en plus de cent ans d’existence, connue pour avoir publié les plus grands.

Oh, j’oubliais : L’élégance du hérisson est tout de même couronné, outre quelques prix littéraires régionaux et/ou peu connus, du prix des Libraires en 2007.

 

Tiens tiens, un roman qui rencontre un succès monumental sans aucune autre forme de publicité que le bon vieux bouche-à-oreille ? Qui fait la nique à tous les lauréats de l’année malgré leurs campagnes d’affichage, leurs articles de presse et leurs bandeaux ?

Allez, une deuxième petite histoire pour le plaisir :

 

Le cas Gracq

En 1951, Julien Gracq voit son ouvrage Le rivage des Syrtes récompensé par le prix Goncourt. Une guigne pour celui qui vient de publier un violent pamphlet contre l’intelligentsia littéraire parisienne et les prix littéraires ! Refusant de se plier au système qu’il condamne, Gracq refuse le prix – ou plutôt, fait comme s’il ne l’avait pas reçu. L’année suivante, l’ouvrage est vendu à moins de 200 exemplaires. L’auteur tient sa preuve : les prix littéraires sont artificiels !

 

Bien sûr, gardons les choses à leur place, il s’agit là de deux phénomènes exceptionnels et non d’une généralité. Obtenir un prix reste évidemment une manière de tirer son épingle du jeu parmi le tsunami de publications qui déferle sur les étals chaque année. Mais ces anecdotes prouvent malgré tout deux choses :

  • Des libraires emballés valent largement une campagne de publicité,
  • Les prix littéraires ne fédèrent pas toujours les lecteurs autour des prix consacrés. Le rivage des Syrtes de Gracq en est une preuve lointaine, mais l’on peut également citer Le roi de Kahel de Monénembo, prix Renaudot 2008 qui n’a même pas figuré dans le top 30 des ventes de l’année…

 

Tout cela pour dire qu’à mon humble avis, ce serait donner beaucoup d’importance au prix Renaudot que d’imaginer qu’il puisse déclencher une ruée des lecteurs sur Amazon et provoquer la disparition des librairies.

 

La raison d’existence du Renaudot, du Goncourt et Cie

L’ancienne libraire Mélanie Le Saux a pris la défense des acteurs de la chaîne du livre en fustigeant Patrick Besson (qui a soutenu Bande de Français le premier) et ses acolytes dans une lettre ouverte publiée le 8 septembre sur son compte Facebook et relayée par les médias quelques jours après. Elle explique globalement que sélectionner le roman de Koskas revient pour les jurés du prix Renaudot à adouber le concurrent le plus dangereux des librairies. Une trahison difficile à digérer ! Elle écrit notamment ceci :

« Sous prétexte de défendre un (peut-être) bon livre […] vous êtes prêts à abandonner les librairies? »

Cet ordre de priorité m’a laissée pantoise. Suis-je la seule à comprendre ici que cette dame regrette amèrement que les jurés n’aient pas placé la défense des librairies avant celle d’un bon livre ? Moi qui croyais que le prix Renaudot avait précisément pour objet de promouvoir un livre de qualité, voilà que j’ai été prise d’un doute : et si j’étais mal renseignée ? Après tout, c’est vrai, je n’avais jamais cherché à connaître l’ensemble des règles d’attribution des prix, me contentant, comme beaucoup, de ce qui  me tombait tout cuit dans le bec – le nom des lauréats, celui des membres des jurys et quelques scandales occasionnels.

Voici donc le résultat de mes recherches sur les cinq grands prix nationaux, histoire de s’endormir moins bête ce soir…

 

Prix Goncourt

Le prix Goncourt est décerné par l’Académie Goncourt chaque année dans les conditions énoncées précédemment. C’est Edmond de Goncourt qui fut à l’origine de ce prix, en inscrivant ceci dans son testament :

« Je nomme pour exécuteur testamentaire mon ami Alphonse Daudet, à la charge pour lui de constituer dans l'année de mon décès, à perpétuité, une société littéraire dont la fondation a été, tout le temps de notre vie d'hommes de lettres, la pensée de mon frère et la mienne, et qui a pour objet la création d'un prix de 5000F destiné à un ouvrage d'imagination en prose paru dans l'année, d'une rente annuelle de 6000 francs au profit de chacun des membres de la société. »

 

La mise en place de cette société ne fut pas aisée, mais ses statuts furent finalement déposés en 1903. Ne peuvent concourir que les auteurs écrivant en français, publiés par un éditeur francophone et n’ayant encore jamais été primés par le Goncourt. L’Académie Goncourt et l’Académie française sont les seules institutions littéraires nationales à exister juridiquement (ce sont donc des personnes morales) et à avoir une mission clairement définie1.

 

Prix Renaudot

Ce prix fait référence à un journaliste et médecin du XVIIe siècle, Théophraste Renaudot, car il a été créé en 1926 par le groupe de journalistes qui attendait chaque année les résultats du Goncourt pour proclamer le résultat. Il est décerné chaque année en même temps et au même endroit que le Goncourt (au restaurant Drouant, dans le IIe arrondissement de Paris, début novembre). Le prix Renaudot a pour ambition de réparer les erreurs de l’Académie Goncourt : deux ouvrages sont donc sélectionnés à chaque fois, l’objectif étant de ne pas primer le même livre deux fois. L’objet du prix est de récompenser un roman ou un essai au style original2. Historiquement, les « statuts » du Renaudot sont calqués sur ceux du Goncourt – le mot est entre guillemets parce que le prix Renaudot n’a pas d’existence juridique propre… ni de règlement officiellement établi !

 

Prix Femina

Décerné pour la première fois en 1904 par un jury de vingt femmes (parmi lesquelles la femme d’Alphonse Daudet), le prix Femina s’appelait originellement le prix Vie Heureuse, du nom du magazine La Vie Heureuse à destination des femmes, et avait pour objet de récompenser « le meilleur livre de l’année » (selon les termes du magazine lui-même). À l’instar du Renaudot, il a été créé dans une volonté de réparer les injustices du Goncourt. Ont été salués par cette distinction aussi bien des romans que des recueils de poèmes. En 1922, le prix Vie Heureuse devient le prix Femina et son jury est réduit à douze membres. Chaque année, le lauréat est désigné le premier mercredi de novembre à l’hôtel de Crillon (Paris 8e).

 

Prix Médicis

Cette distinction est plus récente que les précédentes, puisque c’est en 1958 que l’auteur Jean-Pierre Giraudoux et la mécène Gala Barbisan fondent un prix destiné à récompenser un roman, un récit, un recueil de nouvelles dont l’auteur publie pour la première fois ou n’est pas encore reconnu à sa juste valeur. Il existe également un prix Médicis essai et un prix Médicis roman étranger (qui devrait plutôt s’appeler prix Médicis roman traduit)3. Les trois sont remis au restaurant La Méditerranée (Paris 6e) deux jours après la remise du prix Femina.

 

Prix Interallié

Le prix Interallié est créé en 1930 dans des conditions similaires à celles de la création du prix Renaudot, c’est-à-dire par un groupe de journalistes qui attendaient le résultat des délibérations du prix Femina. Il est remis début novembre, après le Goncourt, au restaurant Lasserre (Paris 8e). Encore aujourd’hui, le jury est composé de dix journalistes ainsi que du lauréat de l’année précédente. Historiquement, le prix avait pour objet de récompenser l’œuvre d’un journaliste, mais cette règle a par la suite été abandonnée.

 

Règles contournées, définitions hasardeuses

Alors que j’effectuais mes recherches sur ces distinctions, deux choses m’ont frappée : d’abord, si le Goncourt bénéficie d’un véritable statut juridique et d’un site internet officiel très clair, il n’en est pas de même pour les quatre autres, et j’ai eu du mal à trouver certaines informations. Le site officiel du Renaudot est pratiquement vide et manifestement vieux comme le monde, celui de l’Interallié est inexistant. Et surtout, seul le règlement du Goncourt explicite la règle voulant que les livres sélectionnés aient été publiés par un éditeur francophone. Qu’en est-il pour les autres ? Règle implicite ou propre au Goncourt uniquement ? Il en va tout de même de la légitimité de Bande de Français dans la sélection du Renaudot…

Deuxième chose frappante, nombreuses ont été les sélections de prix à susciter à juste titre de grosses interrogations. Quelques exemples (parmi bien d’autres) :

 

Le cas Lançon

Cette année, Philippe Lançon a publié Le lambeau, un livre ovationné par la critique et les lecteurs sur son expérience de rescapé des attentats de Charlie Hebdo. Pourtant, au grand damn du public, il ne figure pas dans la première sélection du Goncourt. Bernard Pivot explique cette absence par ces mots : « ça ne correspond pas à ce qu'attend le Goncourt, c'est-à-dire couronner un roman d'imagination. » Pourtant, Les Ombres errantes de Quignard (Grasset, 2002), pour ne citer que lui, fait partie des lauréats sans être un roman !

Le jury Renaudot, lui, a bien sélectionné Le lambeau, dans la catégorie « romans »…

 

Le cas Pennac

En 2007, Daniel Pennac remporte le prix Renaudot pour son ouvrage Chagrin d’école. Du côté des médias et du public, c’est la stupéfaction : le livre de Pennac ne figurait même pas sur la liste de sélections !

La même année, le prix de Flore, censé récompenser un premier roman, couronne le seizième livre d’Amélie Nothomb…

 

On l’aura compris, la précision et le respect de règles strictes et officielles n’est manifestement pas la tasse de thé des jurys littéraires, plutôt adeptes de règlements élastiques et de coups de cœur. Ah, ces artistes…

Bien sûr, le piège de ce « laxisme » est la multiplication des polémiques, comme celle qui nous occupe aujourd’hui.

En ne précisant pas que les ouvrages qui leur sont envoyés doivent avoir été publiés par un éditeur francophone, les jurés du Renaudot se donnent le droit de récompenser n’importe quelle œuvre qui leur semble de qualité ; rien n’empêchait donc le roman de Koskas d’être sélectionné, pas même l’indignation des libraires. Mais si les jurés cèdent à leurs récriminations et suppriment le roman de leur seconde sélection, peut-être faudra-t-il envisager de préciser les critères de sélection du prix en les alignant, par exemple, sur ceux du Goncourt.

C’est alors que surgit le géant Amazon…

 

Un livre auto-édité sur Amazon en lice aux côtés de romans de Gallimard, de Grasset et de nos bonnes vieilles maisons d’édition françaises, c’est une grande première ! C’est Patrick Besson, membre du jury Renaudot, qui a été séduit le premier par Bande de Français – sans savoir d’ailleurs qui l’avait édité. Et quand il est interrogé sur les raisons de son choix, sa réponse est claire :

« C'est normal que certains auteurs ne soient pas satisfaits des conditions économiques et se rebellent contre les éditeurs. Moi, ce qui m’intéresse, c’est le texte. Je me fiche du reste. »4

Une réponse qui se tient : non seulement il rappelle que l’objet principal du prix est avant toute chose (n’en déplaise à Mélanie Le Saux) de récompenser un bon livre, mais il considère l’auto-édition comme une alternative à l’édition traditionnelle tout à fait légitime et digne d’être reconnue.

En proposant un service d’auto-édition, Amazon (mais aussi la Fnac, iBooks, etc.) permet aux auteurs dont l’œuvre a été dédaignée par les éditeurs classiques (comme c’est le cas de Bande de Français) d’éditer eux-mêmes leur ouvrage en conservant leurs droits d’auteur et un total contrôle sur l’élaboration du livre et les ventes. Cette solution permet aussi de percevoir une commission beaucoup plus intéressante (jusqu’à 70% des ventes5) que chez n’importe quel éditeur. Eh oui, parce que le prestige d’être accepté dans une maison d’édition « standard » a un prix ! Celui de ne recevoir qu’un tout petit pourcentage des ventes (8 à 10% pour les auteurs peu connus). Il est donc tout à fait compréhensible que certains auteurs se tournent vers ces plateformes, et il semble injuste de les priver du droit d’être remarqués par les prix littéraires sous prétexte qu’ils sortent des sentiers battus. Les libraires étant a priori des amoureux de littérature désireux que tous les ouvrages de qualité aient leur chance de rencontrer un public, ils doivent avoir d’excellentes raisons de crier au loup.

Alors, Amazon est-il bien la plaie qu’ils décrivent ? Voyons cela.

 

Les dangers d’une expansion d’Amazon dans le secteur du livre

Amazon est une entreprise de commerce électronique américaine dont la spécialité initiale est la vente de livres. Aujourd’hui, cette société vend de tout, de la bougie parfumée à la tondeuse d’occasion. Son succès mondial s’explique par le modèle qu’elle propose, à savoir une sorte d’énorme supermarché en ligne où quelques clics suffisent pour recevoir chez soi, en un délai très intéressant et pour un prix modique, à peu près tout ce dont le consommateur a besoin. Une solution séduisante pour le lecteur qui ne peut pas se déplacer ou qui ne souhaite pas perdre du temps dans une librairie où il n’est pas sûr de trouver ce qu’il cherche.

 

Salariés-robots

Jusque là, tout va bien, Amazon semble être une sorte de paradis des livres où tout est à portée de clic et grâce auquel le bienheureux lecteur n’a même plus à mettre le pied en dehors de chez lui pour se procurer de la lecture. Oui, MAIS. Il suffit de pousser ses recherches un tout petit peu plus loin pour réaliser que la plateforme n’a de merveilleux que la façade (et encore). Nombreux sont les reportages à en dénoncer les conditions de travail plus que médiocres, responsables d’un fort turn over en dépit de la profusion de CDI. Un rapport d’expertise a même été mené par Syndex sur le site de Montélimar, suite à plusieurs alertes de la médecine du travail et de la Caisse d’Assurance Retraite et de la Santé au Travail. Ce document est une sacrée pièce à charge : il note, entre autres, une moyenne de 8% d’absences pour maladie (professionnelle ou non) ou accident du travail en 2017 (4,5% étant le seuil jugé critique) et 70% de salariés en état de stress au travail, contre une moyenne nationale déjà importante, à 25%.

Le journaliste Jean-Baptiste Malet a quant à lui publié En Amazonie – infiltré dans « le meilleur des mondes » (Pluriel, 2015), ouvrage dans lequel il raconte son expérience dans un entrepôt logistique d’Amazon. Il y décrit les conditions des salariés, constamment pilotés par ordinateur et payés très modestement pour parcourir des kilomètres de rayonnages, accomplir les mêmes tâches à la chaîne et réduire au maximum leurs pauses-pipi au risque de recevoir chez eux une « lettre de sensibilisation ».

Alors, le confort technologique c’est bien joli, mais à quel prix ?

 

L’avènement du livre-produit

Le e-commerce littéraire, ça sonne bien, mais quid du plaisir de déambuler entre les rayonnages, de se laisser séduire par un conseil de vendeur ou simplement de feuilleter les ouvrages ? Pour beaucoup de lecteurs (moi, par exemple), un roman est bien davantage qu’un loisir bon marché ou un produit commercial. C’est un vaste monde, une histoire dans laquelle s’immerger et autour de laquelle se fédèrent les amoureux d’imaginaire, de mots, de récits. Les livres sont des œuvres culturelles, des prétextes à la rencontre et méritent à ce titre, il me semble, une attention différente de celle d’un grille-pain vintage ou d’une litière pour chats.

Mais, me direz-vous, le système n’a pas attendu l’arrivée d’Amazon pour déculturaliser le livre ; toutes les grandes surfaces ont leur rayon librairie entre les ustensiles de cuisine et la papeterie, réservé exclusivement aux nouveautés commercialement prometteuses et aux meilleures ventes du moment. Les enseignes comme la Fnac ont aujourd’hui, elles aussi, leur propre plateforme de vente en ligne.

Est-ce une raison pour continuer sur cette lancée ?

Il m’arrive régulièrement d’entrer dans une librairie dans l’idée de me laissée séduire par un livre que je ne connais pas encore. Pour cela, je prends le temps de déambuler entre les étals, je m’intéresse aux conseils du libraire, j’écoute la rumeur de la boutique, attrapant au passage l’avis d’un client sur tel ou tel livre dont la couverture me plaît… et surtout, surtout, je feuillette. Je manipule les volumes, en lis la première phrase, tourne les pages en humant l’odeur du papier, en éprouve l’épaisseur et la texture, tout à l’excitation de tomber amoureuse d’un titre, d’une formulation piochée en plein milieu du récit, d’un je-ne-sais-quoi qui s’est échappé du roman au moment où je l’ai ouvert.

Voilà comment je choisis mes livres. Voilà pourquoi je suis incapable de choisir mes lectures sur un écran d’ordinateur. Parce que j’accorde aux livres un trop grand respect pour ne pas faire leur connaissance avant de les acquérir.

Évidemment, il existe plusieurs types de lecteurs et tous n’accordent pas aux livres la même importance que moi, de la même façon que certains romans sont des œuvres d’art et d’autres sont des livres purement commerciaux. Mais nous sommes un certain nombre, je crois, à conférer au livre une dimension sacrée et n’envisager son achat que comme une démarche complète, sociale, humaine.

 

Adieu la concurrence loyale

C’est l’argument principal du Syndicat des Libraires ; Amazon n’a que faire du petit commerce et du réseau littéraire français, et peut se révéler très dangereux pour les librairies s’il trouve une bonne raison (un prix Renaudot par exemple) pour attirer de plus en plus de lecteurs – et d’auteurs. Les libraires ont peur. Il faut dire qu’ils sont déjà nombreux à mettre la clef sous la porte, à une époque où les lecteurs ont perdu le réflexe de se rendre dans les petits commerces et se tournent vers internet et vers les grosses enseignes type Cultura, Fnac ou les supermarchés. Comment les blâmer ? Quand on voit la façon qu’a le géant américain de traiter ses employés en ramenant tout à la notion de « rentabilité », il y a de quoi laisser songeur quant à sa conception d’une concurrence non agressive et raisonnée…

 

Concrètement, qu’est-ce qu’impliquerait la consécration de Bande de Français par le Renaudot ?

Imaginons : le jury du Renaudot campe sur ses positions et va jusqu’à récompenser le roman de Marco Koskas en dépit du tollé général. Que risque-t-il de se passer ? Commençons par les hypothèses les plus réjouissantes : d’abord, ce jury aurait prouvé qu’il prend ses décisions en toute indépendance, contrairement à ce qu’ont pu prétendre certains détracteurs. Ensuite, ce pied de nez fait aux éditeurs traditionnels rappellerait que ces derniers ne sont pas tout-puissants en matière de sélection éditoriale : non seulement ils peuvent passer à côté d’un bon livre, mais en plus leur décision peut se retourner contre eux.

Ce coup de publicité permettrait aussi aux lecteurs de réaliser qu’il existe d’autres voies que l’édition classique et qu’un bouquin auto-édité n’est forcément synonyme de navet. En d’autres termes, les amoureux de livres seront ravis d’apprendre qu’il existe une catégorie d’ouvrages à part qui mérite qu’on s’y intéresse ; les perles peuvent se cacher n’importe où, et pas forcément dans les catalogues de maisons d’édition !

C’est ici que les choses se corsent : actuellement, Bande de Français n’est disponible à la vente que sur Amazon. Tous ceux qui souhaiteront le lire devront donc le commander sur la plateforme. Les libraires, eux, devront choisir entre boycotter une entreprise peu soucieuse de l’éthique et du droit de la concurrence – donc perdre des clients – ou contribuer à financer leur pire ennemi. Vous voyez un peu le dilemme ? Alors oui, les lettres ouvertes de libraires qui ont été publiées sur le sujet sont, il me semble, un peu trop enclines à fustiger les jurés du Renaudot. Oui, certains arguments sont mal formulés, comme par exemple ces consternantes questions de Mélanie Le Saux : « je veux être « bienveillante », et m’interdire de penser qu’il n’est ici question que d’un coup de buzz, mais dans ce cas pourquoi Amazon? Pourquoi pas n’importe quel autre auto-éditeur ? » (Pourquoi diable nier ainsi, d’un bout à l’autre de sa lettre, que la qualité du livre en question reste le principal argument du débat ?)

Mais cette polémique pose un vrai problème pour la librairie dans son ensemble. Pour autant, la meilleure solution consiste-t-elle à faire pression sur les jurés pour qu’ils retirent l’ouvrage de leur sélection ? Les ouvrages auto-édités sur Amazon doivent-ils figurer sur liste noire sous prétexte que l’édition traditionnelle n’a pas voulu d’eux ?

Une responsabilité collective

 

J'ai beau retourner le problème dans tous les sens, je n’arrive pas à voir en quoi Patrick Besson et ses collègues pourraient être blâmés de quoi que ce soit. Ils n’ont fait que remplir la belle mission qui les occupe depuis plus de 90 ans : sélectionner parmi tous les ouvrages qu’ils ont reçus, manifestement en toute indépendance, ceux qu’ils ont considérés comme les meilleurs. Et pourtant, les libraires ont raison eux aussi en tirant la sonnette d’alarme. Alors que faudrait-il faire ?

Il y a fort à parier que si Bande de Français a séduit les jurés, il intéressera un éditeur « bien comme il faut » qui mettra fin à la controverse et au choix cornélien des libraires en le rééditant. Car soyons lucides, à moins que ce livre soit franchement mauvais, l’édition française a tout intérêt à le récupérer pour couper l’herbe sous le pied de géant d’Amazon. Facile, puisque les droits du livre n’ont jamais été cédés à la plateforme !

Maintenant, imaginons une minute que cette réédition n’ait pas lieu et que Bande de Français reste chez Amazon. Quelle serait alors la solution ?

Devinette : qui est l’acteur de la chaîne du livre dont personne ne parle dans cette histoire, mais à qui tout le monde pense ? Un indice : c’est à cause de lui que les libraires ont peur…

Alors ?

C’est le lecteur, bien sûr ! Pendant que tout ce petit monde s’engueule copieusement du haut de sa tour, le lecteur, lui, poursuit sa petite vie de lecteur en furetant à la recherche de quoi lire. Qui sait, peut-être aura-t-il envie de lire ce mystérieux livre dont tout le monde parle, peut-être d’ailleurs que cette polémique aura plus d’incidence sur  ses ventes que la remise du prix lui-même.

Finalement, ce sont les lecteurs, derniers maillons de la chaîne, qui peuvent concrètement changer la donne. Pourquoi chercher les responsables ailleurs ? C’est à nous, lecteurs, d’envisager l’achat de nos livres comme un acte politique. Nous avons le choix entre sortir de chez nous pour protéger le petit commerce littéraire et rester derrière notre ordinateur en fermant soigneusement les yeux sur ce qu’impliquent nos achats sur Amazon (tant au niveau humain qu’économique). 

Je ne dis pas que le système éditorial français est parfait. Je dis qu’Amazon l’est encore moins, et qu’un tel boycott serait aussi une façon de lutter contre l’étiquette de consommateur que la société veut à tout prix nous coller.

 

Nul besoin d’attendre quel sera le sort de Bande de Français pour repenser notre rapport au commerce du livre. Pour ne pas céder à l’appel du moindre effort et du « tout, tout de suite » au détriment de milliers de travailleurs qui perdent la santé pour acheminer nos précieux colis le plus rapidement possible. Pour aider les petites librairies exsangues, celles où nous pouvons prendre le temps de choisir, en lecteur toujours, jamais en consommateur.

Lecteurs, montrons-leur que nous pouvons faire la différence sans qu’il soit besoin de nous traiter comme un troupeau bêlant.

 

 

Camille Arthens

1 Source : https://academie-goncourt.fr

2 Source : www.linternaute.com

Source : https://prixmedicis.wordpress.com/lhistoire/

Propos recueillis par Olivier Ubertalli pour Le Point, 6 sept. 2018

Source : https://kdp.amazon.com/fr_FR?ref_=kdpgp_p_fr_psg_bt_ad3

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