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Des romans, encore des romans, toujours des romans.

Bouquinivore

Lolita

Lolita

LE ROMAN

Qui n’a jamais entendu parler de ce roman à la genèse au moins aussi intéressante que son contenu ? « Lolita » est aujourd’hui bien plus qu’un titre de livre, c’est un mot qui est passé dans le langage courant et dont on sait vaguement qu’il renvoie à une histoire sulfureuse entre un homme mûr et une petite fille séductrice.

Lolita est l’œuvre la plus célèbre de l’écrivain Vladimir Nabokov, en partie grâce à la controverse qu’elle a suscité lors de sa publication. Initialement, le récit devait être une nouvelle ; mais peu convaincu par son travail, Nabokov a laissé mûrir son projet plusieurs années avant d’en faire un volumineux roman. Refusé partout aux Etats-Unis, il est finalement édité à Paris en 1955 par Girodias (Olympia Press), spécialisé dans la publication de textes compliqués ou scabreux, voire pornographiques. Malgré son succès, le roman est interdit un an après sa mise sur le marché,  et deux ans s’écouleront avant qu’il soit à nouveau autorisé.

J’ai voulu m’intéresser à cette histoire non pas en tant que telle, mais pour éclairer ma lecture d’un autre roman, Darling River, présenté comme une variation autour du thème de Lolita. Finalement, j’ai beaucoup aimé Lolita et détesté Darling River, que je n’ai même pas réussi à finir.

« On était plus ou moins disposés à accepter l’idée qu’il ait pu s’agir là d’un authentique roman d’amour… »

 

Humbert est un homme libre et séduisant aux penchants sexuels bien particuliers : il se dit nympholepte, amateur de petites filles « âgées au minimum de neuf et au maximum de quatorze ans » qu’il appelle les nymphettes. Lorsqu’il rencontre Dolorès Haze, dite Lolita, il devient immédiatement et irrémédiablement obsédé par cette petite fille de douze ans et use de tous les stratagèmes pour la voir, lui parler, la toucher. Il va jusqu’à épouser sa mère pour avoir des droits sur elle et légitimer ses accès de tendresse.

Mais Lolita, malgré son comportement d’enfant changeante et capricieuse, a bien compris de quoi il retournait.

 

« On était plus ou moins disposés à accepter l’idée qu’il ait pu s’agir là d’un authentique roman d’amour, malgré la perversité du protagoniste-narrateur. » Cette phrase de Maurice Couturier, qui s’est chargé de la traduction du roman en français, illustre parfaitement mon impression face à ce roman. Ne nous y trompons pas : Lolita n’est rien d’autre que l’histoire qu’un pédophile a entretenu avec une nymphette et certains passages sont absolument scandaleux. Pourtant, la passion que le personnage éprouve pour sa Dolorès est parfois si destructrice, si désespérée, qu’on se surprend à éprouver, parfois, de l’empathie pour cet homme malgré l’énormité de son vice. Les premières phrases du roman elles-mêmes, pour peu que l’on sache de quoi il sera globalement question en commençant la lecture, illustrent à merveille cette insupportable dualité (amour fou / penchant obscène) :

« Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins. Mon péché, mon âme. Lo-lii-ta : le bout de la langue fait trois petits pas le long du palais pour taper, à trois, contre les dents. Lo. Lii. Ta. »

Voilà peut-être ce que ce récit a de plus pervers : sa capacité à faire oublier sa perversité, par l’émotion, l’humour, l’écriture. Le style est – sans doute volontairement – snob, des expressions françaises ou allemandes jaillissent quelquefois dans le texte. Mais quelle écriture agréable à lire ! C’est cynique, diablement ironique, immoral, provoquant… mais drôle parfois, et terriblement envoûtant.

Lolita prend vie à travers les descriptions précises et très réussies du narrateur qui réussit à rendre compte de ses gestuelles et mimiques d’enfant, de ses minauderies et ses provocations, bref, de la dualité comportementale d’une gamine qui se prend pour une femme. Parce qu’il est bien complexe, ce personnage de Lolita : on est loin du cliché de la candide enfant traumatisée par un horrible pédophile ! Cela n’enlève rien à la culpabilité d’Humbert, mais contribue à corrompre le lecteur en le faisant oublier, de temps en temps, de quoi il est réellement question.

Humbert raconte cette histoire comme un plaidoyer. Régulièrement, il invective le lecteur, les jurés, tout ceux qui s’intéressent à son histoire.

« Mesdames et messieurs les jurés, la pièce à conviction numéro un est cela même que convoitaient les séraphins… »

« Je me permets de rappeler à mon lecteur qu’en Angleterre, depuis le vote de 1933 du Children and Young Person Act, l’expression « petite fille » désigne « une fillette âgée de huit ans au moins et de quatorze ans au plus »… »

« Le lecteur sera peiné d’apprendre que peu après mon retour à la civilisation j’eus un nouvel accès de folie… »

« Messieurs du Jury ! Je ne jurerais pas que certaines considérations afférentes à la présente affaire – qu’on me passe l’expression – n’avaient pas effleuré mon esprit auparavant. »

 

Le fond de son discours est simple : son penchant étant condamné par la société, il s’efforce de le réprimer pour mener une vie tranquille mais ne ressent lui-même aucune culpabilité. Son aplomb renvoie à l’éternel débat naturel/culturel. La pédophilie est-elle une déviance contre-nature ou un penchant culturellement répréhensible ? Sujet éminemment audacieux s’il en est…

Au début du récit, le choix des mots, même dans les phrases les plus anodines, renvoie à la sensualité et à l’obsession du narrateur ; mais à mesure que le récit avance, ce champ lexical laisse place à celui de la souffrance et de la mort.

« Deux des bas étaient bizarrement tordus et semblaient évoquer un geste convulsif d’épouvante ou de supplication. »

 

L’idylle du narrateur avec Lolita ne diffère pas de la plupart des autres histoires sentimentales, elle trouve sa propre limite avec le temps et le bonheur des premiers jours finit par tourner au vinaigre. L’écriture s’assombrit comme si un nuage noir passait sur le texte ; bien avant la chute, on sent venir une cassure, un effondrement.

 

Ce roman est excellent à condition de jouer le jeu en se laissant manipuler comme le sont les personnages les uns par les autres. Humbert abuse de Lolita qui, elle, profite de l’adoration dont elle est l’objet pour s’autoriser tous les caprices et la plus grande insolence. La romance est à sens unique et le personnage principal en est conscient.

Le thème de la pédophilie est abordé avec beaucoup de style et une écriture lumineuse qui cadre mal avec le fond du roman, ce qui explique mon ensorcellement. La longue période de fuite des deux personnages comporte quelques longueurs, mais j’ai été très sensible à la manière de raconter de Nabokov, élégante et tout en sous-entendus.

 

LE FILM DE S. KUBRICK

En 1962, Stanley Kubrick adapte le roman au cinéma et choisit de partir en Angleterre pour le tournage, loin du puritanisme américain. Malgré tout, il arrange l’histoire au mieux pour éviter la censure à son film la censure, qui en tant qu’œuvre cinématographique se devait de respecter une certaine morale. Lolita n’a donc plus 12 ans mais 15 ou 16, elle est maquillée et porte des talons.

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La chasteté de la mise en scène contraste avec l’audace du livre qui, il faut le dire, contient quelques allusions relativement explicites (rien de très « chaud », mais rappelons qu’il date des années cinquante !).

Dans le rôle de Lolita, Sue Lyon joue à merveille l’adolescente insouciante et blasée. Elle ressemble davantage à une jeune femme qu’à une petite fille avec son brushing et ses petits talons, ce qui rend l’histoire beaucoup plus lisse, moins choquante – mais sa performance d’actrice n’en reste pas moins très intéressante.

J’ai beaucoup aimé Shelley Winters, délicieusement insupportable dans le rôle de Charlotte Haze, la mère de Lolita. James Mason m’a en revanche beaucoup moins convaincu dans le rôle d’Humbert. Beaucoup plus âgé et commun que la version littéraire du personnage, il n’a rien de l’homme séduisant qui n’a qu’à claquer des doigts pour obtenir les faveurs de la première femme venue. Quant au trouble qu’est censée susciter chez lui sa jeune proie, il semble tout relatif ; c’est à peine s’il semble ressentir autre chose que l’attachement et la lassitude d’un père un peu étrange pour sa fille mal élevée. Dans le livre, le lecteur ressent vivement la moindre décharge d’adrénaline que provoque le moindre mouvement de Dolorès sur le personnage ; tout est là, l’attente insoutenable, le désir ardent, la dépendance… Mais dans le film, rien ! Si l’objectif était d’éviter au film la controverse, cela n’a pas fonctionné et le réalisateur aurait même dû, sous la pression de la censure, couper quelques scènes jugées trop choquantes.

Plutôt que de suivre religieusement la chronologie de la narration, Kubrick a choisi de mettre la scène de fin du livre au début de son film. Et ça fonctionne très bien ! Cette scène, dont je ne dirai rien pour ne pas dévoiler la fin de l’histoire, est bien jouée (particulièrement par Peter Sellers) et très réussie. Ainsi placée avant le démarrage de l’histoire, elle met joliment le film en valeur. Le reste du film est parfois entrecoupé d’ellipses un peu maladroites, sans lesquelles il durerait sans doute plus de trois ou quatre heures étant donné l’épaisseur du livre… Le passé d’Humbert n’est d’ailleurs absolument pas évoqué, alors que le roman est riche en détails sur ses « antécédents ».

 

Adapter Lolita au cinéma à une époque où ce genre d’histoire faisait automatiquement scandale, qu’elle soit réelle ou fictive… il fallait oser. Cela dit, la censure s’est chargée d’éliminer la moindre scène un tant soit peu sulfureuse, et sans doute le film de Kubrick aurait-il été plus réussi (moins sage et propret) dix ou quinze ans plus tard. Non que je sois férue de scènes érotiques, loin s’en faut, mais je trouve dommage de s’éloigner autant du fond du récit en vieillissant et en féminisant Lolita. Le propos n’est plus tout à fait le même à mon sens ; les questions soulevées dans le roman sont à peine effleurées ici.

Je n’ai pas encore regardé la version adaptée par Adrian Lyne en 1997, apparemment moins lisse, plus osée ; mais cela ne saurait tarder.

 

J’ai l’impression de toujours conclure mes comparaisons de livres et de films par le même message : le film n’est pas à la hauteur du livre. Lolita n’échappe point à la règle, puisque le roman est très bon et le film trop sage et moins « ample ». Presque rien ne reste dans le film de la dimension provocante du livre, pourtant essentielle à l’histoire ! Cela reste malgré tout une œuvre à voir, d’abord parce qu’elle a été réalisée par un grand réalisateur, ensuite parce qu’elle reste éclairante sur la morale et les tabous des années 60 et permet de comprendre à quel point le roman est scandaleux pour l’époque. À lire et à voir, donc, en gardant à l’esprit que le livre est infiniment plus complet et audacieux que son adaptation.

 

Camille Arthens

Lolita, par Vladimir Nabokov – Gallimard

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