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Des romans, encore des romans, toujours des romans.

Bouquinivore

Confiteor

Confiteor

 

Mes premiers pas en littérature catalane ont été pour le moins inoubliables ! Après une grosse déception avec Le Chardonneret de Donna Tartt, pourtant prix Pulitzer largement plébiscité par le public (je n’ai même pas réussi à le terminer), je me suis attaquée sans savoir à quoi m’attendre à un chef-d’oeuvre : Confiteor, du philologue et écrivain Jaume Cabré. Une véritable révélation, mise en valeur par une jolie couverture (un petit garçon sur la pointe des pieds en train d’attraper un livre sur le rayonnage d’une bibliothèque pleine). Intitulé Jo Confesso lors de sa parution originale en 2011, cet épais roman est édité en France chez Actes Sud en 2013.

Globalement encensé par les médias, il est aussi porté aux nues par une grande majorité du public et excellemment noté par les lecteurs sur les réseaux sociaux type Babelio et Sens Critique.

… pour se permettre de passer avec une telle dextérité (au sein d'une seule phrase, parfois !), d'une époque à l'autre, d'un personnage à l'autre, d'un récit à l'autre, il faut une complicité littéraire forte avec les yeux qui vous parcourent, et Jaume Cabré la crée sans tapage, faisant jaillir en soi ce qu'il y a de plus lumineux et de plus perspicace.

Marine Landrot pour Télérama

Il est presque impossible de raconter l'histoire de Confiteor, énorme roman publié [...] par Actes Sud, ou d'en résumer la richesse, la profusion, sans en réduire la portée et l'élan.

Laurent Mauvignier pour Le Monde

 

"Nous tentons de survivre au chaos par l'ordre de l'art"

 

Adria Ardevol est un enfant surdoué né dans une famille sans amour. Son père veut faire de lui un humaniste polyglotte, sa mère le plus grand violoniste du monde. Avide d’apprendre, le petit garçon se plie de bonne grâce à leurs désirs et grandit dans une grande maison pleine des vieux objets de grande valeur que son père, collectionneur, amasse pour son magasin ; parmi eux, un violon Storioni, d’une valeur inestimable, sera à l’origine de plusieurs grands événements dans la vie de cette famille austère.

 

 

Ce roman est magistral. On s’y perd avec circonspection au début, puis rapidement avec un immense plaisir. L’auteur raconte tout autant l’histoire de son personnage, Adria, que des objets qui l’entourent : un manuscrit vieux de plusieurs siècles, le violon Storioni, un tableau, une médaille… La maison d’Adria regorgent d’histoires aux origines très lointaines et aux péripéties innombrables. On ne réalise pas toujours tout ce dont nos possessions ont été les témoins. Au début, le récit ressemble à un étrange chaos d’où émergent peu à peu plusieurs fils, plusieurs histoires qui, mises ensemble, semblent retracer une sombre généalogie, celle du Mal dans l’histoire européenne. L’on passe d’une époque à l’autre, souvent sans préavis, parfois au sein d’une même phrase ou d’un même dialogue. De l’Inquisition à la Seconde Guerre Mondiale, en passant par, entre autre, l’effleurement du génocide arménien, les personnages se multiplient, se croisent, se confondent, s’interchangent. L’auteur s’émancipe des codes narratifs, il joue. Il faut suivre, s’accrocher parfois…

 

Cette manière extrêmement audacieuse de bondir d’un siècle à l’autre, d’un pays à l’autre, d’un point de vue à l’autre aurait pu rendre ce livre imbuvable si elle n’avait pas été magistralement gérée. On frôle la lourdeur, on flirte avec l’indigeste, mais Confiteor reste un roman passionnant, brillant, extraordinaire dans tous les sens du terme.

 

C’est Adria qui raconte l’histoire : il revient sur sa vie alors que les prémices d’Alzheimer lui grignotent la mémoire. À mesure que la fin se rapproche, le récit glisse dans la plus grande tragédie qui soit : l’oubli. L’effacement. Adria raconte ses mémoires avant que son cerveau ne s’éteigne à jamais, d’où le titre Confiteor (traduction latine du “Je confesse à Dieu” chrétien). J’ai trouvé ce roman encore plus admirable en apprenant la maladie du narrateur : n’est-ce pas la plus belle raison d’être d’un livre, de fixer une histoire pour que jamais elle ne soit perdue ?

Manifestement Jaume Cabré est un esthète : en tout cas, ses personnages le sont d’une façon, je pense, trop puissante, trop convaincante pour que l’auteur ne le soit pas lui-même. Je m’explique : Adria joue du violon depuis tout petit, à l’instar de son meilleur ami Bernat. Tous deux sont des élèves assidus et doués, et leurs coups d’archets réguliers rendent le récit très musical.

 

“Bernat se leva et montra la vitrine. Adria leva la main pour dire vas-y. Et Bernat joua un csardas diabolique qui fit danser jusqu’aux manuscrits...”

 

Plus avant dans le récit, c’est la littérature qui fait son entrée : Bernat réalise rapidement qu’il souhaite de tout son coeur devenir écrivain. Il écrit donc des récits, qu’Adria trouve systématiquement très mauvais. Leurs disputes autour de ces textes sont fréquentes et posent les bases d’une vaste problématique de l’écriture : quelle est  la meilleure façon de raconter une histoire, d’ancrer les personnages, d’impliquer le lecteur, etc. ? Adria, lui, emplit sa maison de livres jusqu’à en couvrir chaque mur.

 

“Et le Seigneur dit oui, j’ai beaucoup d’endroits, mais je ne veux pas cesser d’acheter des livres à mettre dans ces endroits. Et mon problème c’est où je mets les karlmays et les julesvernes, tu comprends ? Et l’autre dit je comprends. Et ils virent que dans les toilettes il y avait un espace entre la petite armoire à pharmacie et le plafond et Planas, enthousiaste, fit une double étagère bien résistante qui reçut toute la littérature enfantine.”

 

Et ce n’est pas tout ! Le dessin, la lutherie, les langues, la philosophie, Confiteor est une ôde à l’art, à l’artisanat et à tout ce qui édifie l’humanité. Ses quelque huit cents pages rassemblent toute la Beauté et toute l’Horreur dont l’homme est capable. L’art y côtoie la guerre, l’amour y côtoie la torture.

 

J'adore la manière dont l’auteur évoque Adria enfant au début du livre : comme Romain Gary dans La vie devant soi, comme Pagnol dans La Gloire de mon père, il parvient avec finesse à raconter les réflexions, les peurs et les jeux d’un petit garçon - au point que je me suis retrouvée enfant, parfois, à travers certaines pensées naïves d’Adria. Ce dernier apprend le monde les yeux grands ouverts et développe une tournure de pensée bien particulière, celle d’un petit surdoué. C’est drôle, adorable et très naturel. Pour réussir à faire son chemin entre ses parents sans amour, il s’entoure étroitement de ses deux figurines d’indien et de cow-boy : Aigle-Noir et Carson. Plus que des jouets, ces deux personnages sont les points d’équilibre d’Adria, qui interviennent dans tout processus décisionnel :

 

“Je pris le shérif Carson parce que je pressentais que j’allais avoir besoin d’une aide psychologique. J’appelai même Aigle-Noir à tout hasard. Et en essayant de ne pas faire le moindre bruit, j’ouvris la porte de ma chambre et la laissai juste poussée. [...] Aigle-Noir me félicita de mon idée.”

 

De manière générale le roman ne manque pas d’humour ; mais un humour décalé, aux références multiples, mettant à contribution non seulement le fond mais aussi la narration elle-même. Je me suis retrouvée plusieurs fois à rire tout haut en pleine lecture, chose suffisamment rare pour être soulignée…

 

J’ai adoré ce roman et le considérais déjà, avant même de l’avoir terminé, comme l’un de mes préférés. Certes, évoquer la Shoah n’est pas la façon la plus originale de bouleverser le lecteur puisque le sujet a été traité un nombre incalculable de fois par tous les medias existants. Mais cette histoire va bien plus loin, elle a même l’ambition de s’infiltrer partout pour tenter d’approcher l’essence du Mal, de la Beauté, de Dieu.

Ne serait-ce que pour une question de sonorité, je trouve cette traduction de Jo Confesso merveilleusement bien trouvée. Confiteor est un titre à la juste mesure du récit qu’il nomme, classe, imposant, majestueux. Quant au contenu du livre lui-même, il a sûrement été un casse-tête à traduire, je tire donc mon chapeau à Edmond Raillat qui ne peut qu’avoir une part de mérite dans la beauté de l’oeuvre.

 

Camille Arthens

 

Confiteor, par Jaume Cabré - Actes Sud

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