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Des romans, encore des romans, toujours des romans.

Bouquinivore

Mille Petits Riens

Mille Petits Riens

 

À l’origine de ce roman courageux, il y a de très nombreuses heures de recherches, d’entretiens, mais aussi des doutes, des revirements, des hésitations. Il aura fallu près de 20 ans de réflexion à Jodi Picoult avant qu’elle ne termine ce livre dense et nécessaire sur toutes les formes de racisme encore présentes aux États-Unis, et plus généralement dans le monde : elle aborde non seulement la question du racisme affiché et sciemment violent, mais aussi le racisme “ordinaire”, celui qui se fond dans le décors, parfois indécelable pour qui n’est pas concerné. Mille Petits Riens est paru aux États-Unis sous le titre Small Great Things (Petites choses extraordinaires) en 2016, peu de temps avant l’élection de Donald Trump, et a suscité la polémique : l’auteure aurait même reçu des lettres très agressives de lecteurs blancs, l’accusant de trahir sa race...

En France, le roman paraît chez Actes Sud en 2018.

 

 

 

“La justice ne pourra être équitablement rendue tant que ceux qui ne sont pas concernés ne s'indignent pas avec ceux qui le sont.” B. Franklin

 

 

Ruth est la seule infirmière noire de la maternité dans laquelle elle travaille depuis plus de vingt ans. C’est aussi la seule habitante noire du quartier calme et coquet dans lequel elle a choisi de s’installer. Cela ne la dérange pas, elle est plutôt fière d’avoir réussi à s’extraire de certains clichés : tandis que sa mère est bonne dans une riche famille blanche et que sa soeur vit dans le quartier mal famé de la ville avec sa kyrielle d’enfants mal élevés, elle a fait sa place dans un monde qui lui semblait de prime abord inaccessible et mène depuis plus de vingt ans une vie relativement confortable et rangée.

Tout s’écroule le jour où Turk et Brittany Bauer arrivent à la maternité pour la naissance de leur premier enfant. Le couple, profondément raciste, refuse catégoriquement que Ruth s’occupe de leur bébé. Et quand le petit garçon meurt dans des circonstances tragiques trois jours après l’accouchement, ils ont tôt fait de désigner la coupable parfaite.

 

 

 

 

Comme nombre de lecteurs, j’ai ouvert ce roman drapée dans ma bonne conscience, sûre de ma lucidité... et je me suis pris une claque. Et pour cause : c’est un livre est décapant. Il pointe le racisme commun, les petits actes qui paraissent anodins, les préjugés bien enfouis qu’on est sûrs de ne pas avoir, bref tente de délimiter les contours du racisme sans concession ni mauvaise foi. Le résultat n’est pas prodigieux stylistiquement parlant, mais très, très intéressant.

Le personnage de Ruth est confronté depuis son plus jeune âge au racisme ; pourtant, elle décide de faire fi de ce qui la blesse et de s’intégrer dans un monde qu’elle refuse de considérer comme injuste. Seulement voilà : quand éclate un scandale et l’expose plus violemment que jamais au racisme, c’est toute une vie de réflexions et d’injustices qui s’abat sur ses épaules.

Elle qui ne monte jamais dans la hiérarchie et se fait passer devant par des blanches moins anciennes qu'elle.

Elle que certaines patientes prennent d'emblée pour une aide-soignante.

Elle à proximité de qui les dames serrent un peu plus fort leur sac contre elles.

Elle que les vigiles des magasins choisissent systématiquement pour la fouille aléatoire.

 

Les Blancs ont passé des années à redonner aux Noirs leur liberté sur le papier mais au fond d'eux ils attendent toujours qu'on leur dise oui, missié, qu'on ferme nos bouches et qu'on se contente de ce qu'on a. Dès qu'on commence à dire ce qu'on pense, on risque de perdre notre boulot, notre toit et même notre vie.

 

Le rôle de narrateur est endossé par plusieurs personnages tour à tour : Ruth, Turk Bauer et Kennedy, l’avocate de Ruth. Une femme noire victime de racisme, un extrémiste blanc et une femme blanche pleine de bonne volonté. Trois personnages très différents qui donnent à l’histoire un relief bienvenu. Par exemple, il aurait été facile de tomber dans le roman purement manichéen si l’auteure n’avait pas donné au personnage le plus fermé d’esprit, Turk, l’occasion d’offrir sa propre vision de l’histoire. Une vision violente et peu justifiable, certes, mais trouvant sa source dans une enfance solitaire, sans amour ni autre apprentissage que la violence et l’amalgame. Il n’est pas seulement le méchant de l’histoire, mais un personnage à part entière avec son passif, ses émotions, ses cheminements. La mort de son fils le renvoie à sa condition d’homme ; indépendamment de son racisme, c’est un père en deuil, profondément malheureux.

 

“Peu importe que d’autres pleurent le même être aimé, vous êtes enfermé dans votre propre petite bulle. Même quand les gens essaient de vous réconforter, vous êtes conscients qu’une barrière se dresse à présent entre eux et vous, une barrière faite du drame atroce qui vous isole des autres.”

 

J’ai vu à quel point il était difficile de faire la part des choses entre le racisme extrême de ces jeunes parents et leur douleur. À quel point il peut être dur de compatir avec des personnages que l’on considère comme des monstres. Méritent-ils leur sort ? Suis-je vraiment plus humaine qu’eux, moi qui reste partagée face à leur douleur ? Qu’est-ce qui m’autorise à les juger ?

Consciencieuse, l’auteure ne se contente pas de condamner la défiance dans un seul sens ; la soeur de Ruth, Adisa, a pris très jeune le contre-pied de sa soeur et n’a pour les Blancs que méfiance et hargne. Dès les premiers problèmes de Ruth, elle saute sur l’occasion pour mettre de l’huile sur le feu et rappeler à sa soeur sa naïveté de croire en un monde d’égalité. Là encore, l’histoire gagne en relief, même si la plupart des personnages restent quelque peu caricaturaux.

 

La deuxième partie du roman est consacrée au procès de Ruth, une étape de plus dans son calvaire, après une arrestation violente.

Cette partie est elle aussi très intéressante, les procès américains étant beaucoup plus riches en rebondissements que les procès français (pour des raisons juridiques, mais je n’entrerai pas dans les détails ici…). Là encore, l’auteure met à nu les préjugés, les tabous, les règles tacites que l’on intègre sans jamais les énoncer à voix haute. J’ai donc appris que la question du racisme est toujours contournée par la défense, car pas assez “tangible”.

 

“En fait, la manière la plus sûre de perdre un procès dont l’objet était en lien avec la question raciale consiste à dire les choses ouvertement. Si vous voulez avoir une chance de gagner la partie, vous essayez d’offrir autre chose aux douze jurés : un fragment de preuve susceptible d’innocenter votre client, de sorte que ces hommes et ces femmes puissent rentrer chez eux en continuant à faire semblant de croire que le monde dans lequel nous vivons est un monde d’égalité.”

 

 

L’auteure raconte la sélection des jurés, le déroulement du procès jour après jour, les stratégies choisies puis changées, l’attention portée à l’influence du jury… C’est très intéressant, fluide, très agréable à lire, même si certains propos bousculent, culpabilisent.

Bref, encore un livre qui ouvre l’esprit, et pas toujours avec des pincettes... Mille Petits Riens n’est pas une perle de style, mais une histoire écrite avec bienveillance et courage sur un sujet encore très sensible aujourd’hui. Grâce à lui, j’observe d’un autre oeil les vieilles dames rajuster leur sac à main au passage d’une personne de couleur ; leur geste n’est plus seulement un réflexe un peu ridicule, un peu pète-sec dont on rit intérieurement, mais une offense pour la personne qu’il vise. Pour ce gain de lucidité, je ne peux que recommander ce livre, certes un peu long, mais agréable et très facile à lire.


 

Camille Arthens

 

Mille Petits Riens, par Jodi Picoult - Actes Sud

 

 

 

 

 

 

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